fin février 2007

«Notre entente avec le Hezbollah empêche la guerre civile»

 

Interview du général Michel Aoun,
leader du Courant Patriotique Libre. Réalisée à Rabieh (Beyrouth), le 28 février 2007.

Rabieh (Beyrouth), le 28 février 2007.

- Israël fournirait des armes aux Forces libanaises de Samir Geagea [n.d.r.l.: chef de la milice des Forces libanaises à laquelle les Libanais reprochent des crimes innombrables] et plus généralement certaines milices se réarmeraient, ce qui a été confirmé il y a peu de temps par le Patriarche Sfeir. À votre avis le Liban est-il à la veille d’une guerre civile?

Michel Aoun - Non, il n’y en aura pas. Même si des gens le souhaitent, en rêvent même. Je n’ai pas d’armes pour riposter, si jamais je suis attaqué. Donc ils n’ont pas besoin de faire de guerre contre moi, car je me déclare battu d’avance. Cette guerre n’aura pas lieu. C’est simple. Cela concerne les chrétiens, mais pour les autres partenaires je ne sais pas. En revanche, je suis sûr que le Hezbollah ne veut pas non plus de guerre civile. Il assume ce choix en essuyant beaucoup de pertes, parfois, et beaucoup de provocations, sans répondre par les armes. Et ça marche bien. Donc voilà deux grands partenaires dans la vie libanaise [le chrétiens qui en très grande majorité se réfèrent au général Aoun et à son Courant Patriotique Libre et les chiites qui en très grande majorité se réfèrent au Hezbollah (ndlr)] qui, par leur attitude tenace et solide, sont en train d’empêcher une guerre civile.

Q. L’Occident ne semble toutefois pas comprendre votre alliance avec le Hezbollah. Pourquoi?

- La voie normale de la vie [d’un homme] et de celle d’un peuple, sont l’entente et la paix, et non la guerre. Avec le Hezbollah nous avions beaucoup de différences et nous avons discuté de cela. Nous sommes arrivés non pas à une alliance, mais à une entente. Dans cette entente nous avons beaucoup traité de points de litige dans la politique libanaise. Et voilà. Le monde entier devrait nous féliciter pour avoir réussi cela et non pas nous blâmer. Ce qui est étonnant, c’est que les gens ne comprennent pas que nous essayons de vivre en paix. C’est moi qui suis surpris de cette incompréhension. 

Q. La rencontre apparemment fortuite qui vient d’avoir lieu entre le chef druze Walid Joumblatt et George Bush, comment la lisez-vous?

- Je ne comprends pas comment M. Joumblatt peut se permettre de demander l’aide des États-Unis contre des pays étrangers. Même s’ils sont ses ennemis personnels, il engage aussi son pays. Et ensuite il demande une aide contre le Hezbollah, qui représente 30% du peuple libanais. Ce n’est pas normal. C’est quelqu’un dont les plombs ont pété. D’ailleurs pourquoi recevoir Walid Joumblatt qui demande de l’aide contre le Hezbollah, contre l’Iran et la Syrie? Le fait d’accepter ces propos, qui sont émis par un leader qui représente plus ou moins sa communauté [n.d.r.l.: une partie consistante de la communauté druze suit en effet l’émir Talal Arslan, adversaire de Joumblatt], n’est pas affaire courante. C’est d’ailleurs contre la loi libanaise. Joumblatt devrait être interrogé par le procureur général, car la loi libanaise interdit ce qu’il a fait.

Q. Cela nous rappelle de vieux scénarios: une partie de l’élite libanaise qui appelle l’étranger à l’aide pour faire le ménage...

- Ce n’est pas l’opposition qui a invité les pays étrangers, c’est le gouvernement, qui est affaibli à l’intérieur et qui doit démissionner; mais qui cherche un appui extérieur. Cet appui a été donné délibérément et “gratuitement” par les États-Unis et la France, qui ont soutenu un gouvernement chancelant. Et ils se sont ainsi ingérés dans les affaires intérieures libanaises. Parce que à la base c’est une affaire entre le Gouvernement et l’opposition. Et si ces capitales étrangères ont donné une dimension régionale à ce problème intérieur, c’est uniquement pour pouvoir s’ingérer dans nos affaires. C’est une machination politique. Les revendications de l’opposition n’ont aucun lien ni avec la Syrie ni avec l’Iran, dont elle ne subit pas l’influence, contrairement à la propagande. 

Q. Vous dites que la paralysie actuelle du Liban vient de Washington. A qui profite cette paralysie?

- À ceux qui la font. Je viens de lire un article de Seymour Hersch dans The New Yorker qui confirme que ce qui est préparé dans la région passe par ici, au Liban. Cela passe par une paralysie des régimes et ensuite par leur destruction.

Q. C’est donc bien dans un contexte régional que s’inscrivent les troubles organisés au Liban?

- Je pense que oui. Le Liban est paralysé actuellement parce qu’on a voulu que la guerre civile commence. La résistance pacifique de l’opposition représente un blocage de la guerre civile. C’est l’interdiction d’une déclaration de guerre civile et non l’interdiction de l’évolution économique. Je vis positivement ce blocage car je sais à quoi le Liban est exposé. Tout le monde s’attend à ce qu’une guerre civile se déclenche.

Q. Les Libanais pourront-ils résister?

- Michel Aoun. Bien sûr.

Q. Nous vivons les derniers mois de l’administration Bush. Nous voyons qu’aux États-Unis une tendance démocrate prend le dessus. Est-ce que ce serait dans votre intérêt d’avoir des liens avec cette nouvelle tendance qui est moins dévastatrice?

- Personnellement j’ai toujours cherché à avoir de très bonnes relations avec les américains et j’ai beaucoup travaillé pour l’appui au Liban. Quand j’étais aux États-Unis en 2003, j’ai fait un témoignage devant le comité des affaires étrangères pour faire voter la loi Syrian Accountability and Restoration of Lebanese Sovereignty Act. Ici j’ai été traduit devant un tribunal, alors que ma demande avait été formulée comme l’appui d’une résolution prise par les Nations Unies, la résolution 520, qui stipulait le départ des syriens du Liban. Parce que j’ai demandé l’appui des États-Unis pour soutenir cette demande là, j’ai été traduit devant un tribunal, alors que les autres [M. Joumblatt (ndlr)] dépassent de loin ce que j’ai fait et ce qui est légal. Nous considérons toujours le peuple américain comme un peuple ami, bien que l’administration vire à droite et à gauche pour des choix politiques qu’après ils corrigent eux-mêmes. Il a fallu 15 ans pour qu’ils corrigent la faute de 1990. Alors rien n’empêche que d’ici quelques mois ils corrigent aussi leurs fautes adoptées maintenant. 

Q. Nous avons appris que 42 personnes avaient été arrêtées dans le cadre de l’assassinat de Pierre Gemayel et que certains témoignages incrimineraient des hommes de la milice des Forces libanaises. Qu’en pensez-vous?

- Certainement. Mais on doit faire confiance à l’enquête qui se fait. Jusqu’à maintenant, rien n’a été publié qui accable directement les Forces libanaises. L’enquête est toujours secrète. Il y a peut-être des suspects, mais pas des accusés. C’est pourquoi personnellement je m’abstiens de commenter cela. Il y a quelques jours, Sleiman Frangié a mentionné le nom de Tony Obeid [ancien responsable d’une troupe d’élite des Fl (ndlr)], dans le cadre de cette affaire. Je crois que cette accusation va être suivie par la justice.

Q. Nous avons aussi appris l’arrestation de neuf personnes, anciens membres d’une troupe d’élite des Forces Libanaises, qui préparaient apparemment votre assassinat. Ils disposaient notamment de trois Range Rover identiques avec le même numéro d’immatriculation. Or ces personnes ont été libérées...

- Il y a effectivement des éléments qui laissent des doutes sur les objectifs de ces neufs personnes, comme par exemple la carte de la région, les sosies sur lesquels ils tiraient...

Q. On nous a laisser entendre que si M. Geagea n’était pas poursuivi, c’est qu’il bénéficiait de certaines protections, notamment américaines. La justice libanaise est-elle libre de faire son travail dans le contexte actuel?

- Avant de parler de liberté de la justice, il faut souligner sa paralysie totale et l’incompétence des autorités politiques. Depuis l’assassinat de Rafic Hariri jusqu’à maintenant, aucun crime n’a été élucidé et aucun auteur n’a été arrêté, malgré le fait que le pouvoir en place jouit du soutien international. Sans compter que les services de renseignements libanais sont appuyés et aidés par les services américains, français et anglais. Pour un si petit terrain comme le Liban, le fait que seize crimes aient été commis à la suite et qu’aucun d’eux ne soit élucidés... Il y a effectivement des grands points d’interrogation sur les auteurs de ces crimes. On commence à douter de tout. 

Q. Suggérez-vous par là que l’un ou l’autre de ces crimes aient pu être le fait de services étrangers?

- Tout est possible. Comme je vous ai dit, tous les services du monde qui travaillent sur ces crimes possèdent le matériel le plus sophistiqué et des technologies de pointe avec des possibilités qui ne sont pas encore connues du grand public. Et bien sûr des écoutes téléphoniques, des surveillances satellites qui photographient tout le temps le territoire libanais [il existerait des images satellites de l’assassinat de Pierre Gemayel (ndlr)]. Tout cela est au service des juges et de l’enquête et rien n’est découvert jusqu’à maintenant... Cela met tout le monde dans le doute.

Q. Ce qui est très surprenant vu de l’extérieur c’est de voir que les personnes qui ont été responsables des pires crimes dans ce pays sont à nouveau les gens qui aujourd’hui prétendent le diriger.

- Bien sûr. Il y a en quelque sorte de l’humour noir dans la politique libanaise. Quand vous voyez quelqu’un qui a déplacé le plus grand nombre de personnes qui devient ministre des déplacés [rires]... et surtout il dilapide l’argent consacré pour le retour... et personne ne retourne dans son village. C’est plus que de l’humour noir, c’est du crime organisé. Et on voit que ces gens-là sont honorés internationalement. Je crois que ceux qui veulent vraiment aider le Liban, pour qu’il retourne à sa vie politique démocratique normale, doivent l’aider d’abord à avoir un Parlement vraiment représentatif et une équipe anti-corruption. Jusqu’à maintenant on voit le contraire. 

Q. A votre avis que faire pour que le Liban devienne à nouveau un État de droit?

- Laisser les libanais vivre tous seuls. Nous ne voulons que la paix et l’équilibre intérieur.

Q. De quoi souffre principalement la politique libanaise?

- Il y a trois facteurs destructeurs du Liban, contre lesquels nous sommes en train de lutter. Premièrement, ce qui reste du féodalisme, car c’est un facteur de stagnation qui empêche toute évolution positive du système politique. Le deuxième facteur c’est le confessionnalisme fanatisé. Alors que le système confessionnel libanais accepte l’autre et crée une démocratie consensuelle, le confessionnalisme fanatisé c’est le refus de l’autre. Ce que l’on constate avec la gouvernement actuel: c’est un sectarisme au pouvoir. Ce sectarisme est un facteur d’autodestruction. Au mieux ce sectarisme provoque une neutralisation, une paralysie de toutes les forces vives de la nation. Au pire, l’autodestruction physique par la guerre civile. Le troisième facteur c’est l’argent politique et la corruption, qui est aussi portée à son plus haut niveau au Liban depuis 1992. Le Liban était classé 83e dans l’échelle de corruption mondiale. Actuellement il est à la 63e place. Cette corruption, qui fait partie de la structure d’État, empêche toute possibilité de réforme et de consolidation du pouvoir parce que les grosses mouches échappent à l’application de la loi.

Q. Vous parliez de constituer un gouvernement de l’ombre...

- Tout le monde est dans l’ombre, pas simplement le gouvernement de l’ombre [rires]... Vous savez que cela peut fonctionner dans une démocratie établie. Dans notre démocratie qui est encore primitive, cela ne fonctionne pas. C’est une triste constatation. Le gouvernement actuel est basé sur une violation de la Constitution. Et cela ne choque personne. Dans une démocratie ou même le Parlement n’est pas sensible à la violation de la Constitution, je ne crois pas qu’un gouvernement dans l’ombre puisse être efficace. Toutefois, nous exerçons cette tâche en tant qu’opposition.

Q. Quel avenir pour les enfants du Liban?

- Tous les pays ont eu leur part de déstabilisation, qui fait émigrer les gens vers d’autres horizons. Un pays est donc une société qui a ses problèmes, ses atouts, ses inconvénients. On ne peut pas choisir un paradis ambulant. Moi j’ai une identité. J’accepte de vivre au Liban et je participe à résoudre les problèmes du pays. J’essaie de vivre les problèmes de ma société. Je ne peux pas conseiller aux autres quelque chose à quoi je ne crois pas. Mes enfants et petits enfants ont leur avenir ici et on doit le préparer. Celui qui ne peut pas assumer cela peut partir.

Q. Quel serait votre première mesure si vous deveniez président?

- Imposer le respect de la Constitution et de la loi. Parce que le président de la république fait le serment de les respecter. Il peut ainsi gouverner le pays. Ce serait l’aboutissement de mon combat.

Entrefilets, 2007

Relire nos précédentes interviews du général Michel Aoun

Entretien à Baabda en novembre 1989

Entretien à Baabda, avril 1990

Entretien à Marseille, 1991

Entretien fin août 2001 à Paris, suite à la vague d'arrestation dans les rang du Courant Patriotique Libre du Général Michel Aoun.