Comprendre
(extrait de "Liban, des rêves et du sang", 1991)

Entrevue avec le général Michel Aoun au Palais de Baabda, avril 1990, durant la guerre fratricide qui opposait l'armée légaliste du premier ministre à la milice des Forces libanaises

- Général, juste après l'arrêt des manifestations de Baabda, les Forces Libanaises ont déclenché, contre vous, une guerre dont personne n'a vraiment compris le sens.

Les bras croisés sur son éternel treillis de combat, le Général resta un instant silencieux comme à la recherche d'un sentiment égaré dans une mémoire trop riche.

- Ceci n'est qu'une reprise de la première tentative de l'année passée. Aujourd'hui encore les grands joueurs du Moyen-Orient ne veulent pas se dévoiler et devant l'impasse qu'a provoquée le soulèvement du peuple contre quelque chose qui leur semblait acquis, ils ont fait jouer leurs influences sur ceux qui n'étaient pas en mesure de leur refuser quoi que ce soit. L'Amérique n'a jamais véritablement reconnu une politique active au Liban. C'est pour cela que cette action est présentée comme un affrontement entre deux clans libanais mais cela a toujours été fait ainsi. Vous voyez, aujourd'hui comme hier le Liban se retrouve face à un décideur américain, un contrôleur israélien et un exécuteur syrien. L'attaque des FL n'est que l'une des phases mises en œuvre par ces pays pour arriver à leurs fins. Je suis moi-même très surpris par l'ampleur des moyens utilisés dans cette guerre par les FL et j'ai été choqué de voir qu'ils utilisaient aussi cette force dans le périmètre qu'ils prétendaient défendre, mais les FL ont un contrat à respecter.

- Pourtant l'appel à l'aide lancé récemment par les FL au gouvernement de l'ouest semblent confirmer l'échec de cette opération.

- En fait, je savais que leur action était vouée à l'échec sur le plan militaire et l'actuel alignement de Geagea sur Taëf n'est pas une surprise, sauf pour la majorité des combattants FL qui réalisent seulement aujourd'hui qu'ils ont été trompé. Geagea est un instrument aux services des puissances qui ont décidé de jeter à bas le Liban et maintenant, chacun peut constater l'ampleur de sa trahison. Sur le plan militaire, je n'ai pas utiliser le canon avant le troisième ou quatrième jour des combats. Je me suis défendu à l'extrême limite pour économiser les vies humaines. C'était absurde, il aurait fallu faire la guerre dans nos maisons. Vous connaissez Aïn el Roumaneh, je ne pouvais pas utiliser l'artillerie sans massacrer des civils. Mais nous avons jouit là d'un appui populaire terrible. Les FL se sont isolées, ils ne pouvaient pas terroriser tout le monde et déjà à ce moment là, une bonne partie de leurs combattants se sont sentis trahis par toute cette terreur. Dans cette action, les FL se sont suicidées mais pour l'instant, M. Geagea semble encore l'ignorer.

Enfoncé dans son fauteuil comme lors de nos précédentes rencontres il répondait d'un ton calme et posé, les bras inlassablement croisés sur son treillis.

- La dernière fois que nous nous sommes vus, nous étions entourés d'une foule en liesse, mais ces manifestations se sont épuisées sans réelles modifications politiques, de plus, la guerre intérieure a bien vite fait oublier votre victoire populaire. Quel est votre sentiment face à la situation d'aujourd'hui ?

- Eh bien vous venez de donner le réel but de cette guerre de laboratoire. Vous savez, les manifestations de Baabda ont duré 64 jours et c'est moi qui ai demandé à la population de cesser son action. Elles ont eu leur impact et leur effet politique était très claire, mais la question réellement posée a été : "Voulaient-ils changés de politique ou bien préféraient-ils continuer à écraser le peuple". L'attaque des FL a été leur réponse. En fait, je n'avais pas un grand espoir dans le changement puisque le mot d'ordre des américains a dès le début été d'évincer le général Aoun. Ils n'ont rien eu d'autre à me reprocher que de ne pas être d'accord avec eux. Mais pour eux cela suffit pour vouloir m'anéantir même si le peuple est avec moi. Les américains n'avouent pas qu'ils ont une politique active au Liban parce que notre pays n'existe dans leur politique que comme outil de travail pour d'autres problèmes régionaux. Ils prétendent être en faveur de l'intégrité du Liban, mais il y une différence entre les déclarations de "giro" et le comportement de "facto".

Me regardant soudain fixement il s'avança sur le bord de son fauteuil.

- Aussi loin qu'on remonte dans les incursions américaines dans les affaires libanaises depuis l'indépendance du pays, ils ont toujours manœuvré pour avoir des gouvernements fantoches à la tête du pays. Le gouvernement actuel n'est pas le premier gouvernement fantoche du Liban, c'en est un autre. Nous assistons à des changements radicaux dans l'Europe de l'Est en faveur de la démocratie. L'effondrement du régime communiste qui s'annonce va dans ce sens également, même beaucoup de régimes dictatoriaux d'Afrique noire sont en train de tomber, c'est un pas de géant dans la démocratisation. Et je ne peux voir qu'un paradoxe avec un Liban qui a un caractère démographique multiconfessionnel, polyglotte, libéraliste, tout cela en opposition à la presque totalité des régimes qui l'entourent. Pourtant on veut le fondre dans des systèmes qui sont tous plus ou moins des théocraties ou bien des régimes totalitaires de pays qui sont plus riches que le Liban, mais moins prospères. Je dis moins prospère parce que il n'y a pas de participation du peuple dans la constitution de leur régime et de leur système politique, ni même dans leur pouvoir économique. C'est pour cela que l'élimination de la démocratie au Liban arrangerait tout le monde. Ça arrangerait les manipulés qui sont au pouvoir et les manipulateurs qui veulent exercer un contrôle sans faille sur le monde arabo-musulman. On démocratise une partie du monde mais, pour ce faire, on a besoin de maintenir entre autre sur le monde arabo-musulman un contrôle total, et dans la pensée politique américaine ce n'est possible que si des régimes totalitaires continuent à s'y entretuer. Le Liban est une épine dans le système de la Realpolitik, c'est une brèche susceptible de servir d'exemple un jour, et les puissances d'argent pensent que ce serait économiquement désastreux pour elles. Dans cette politique le peuple libanais a toujours été marginalisé et c'est pourquoi il m'a donné tout cet écho, parce que j'ai simplement parlé en son nom. Mais l'opinion d'un peuple est considération futile au regard de la politique américaine et cela, ils l'ont maintes fois prouvé à travers l'histoire contemporaine.

Le silence envahit un instant l'immense salle puis je le questionnai.

- Vous semblez aujourd'hui ne plus vouloir entamer aucune négociation avec le gouvernement de l'Ouest et les émissaires de la Ligue Arabe. M. Ibrahimi affiche inlassablement une expression affligée en parlant de vos entretiens, pourquoi ?

Croisant ses avant-bras sur ces genoux il se pencha vers la table et c'est avec une certaine lassitude qu'il commença à répondre.

- Vous savez, on me propose invariablement des réformes administratives dont la banalité n'a aucun rapport avec la situation dramatique que nous vivons. Tout ce qu'ils veulent réellement est que je dise oui à n'importe quoi pour m'entraîner à une reconnaissance même partielle de la légalité imposée par Taëf. Alors je leur dis toujours oui, mais pour quel peuple, pour quel pays. Les négociateurs du gouvernement Hraoui ou du triumvirat arabe comme M. Ibrahimi sont incapables de répondre à cette question, alors ils m'imputent la responsabilité de la stagnation. En réalité ce sont des types confus qui n'ont rien de clair à proposer et qui ne savent pas quoi faire. Ils obéissent tous à quelque chose qui les dépasse et ne font que de la figuration destinée aux médias occidentaux. Vous savez, aujourd'hui c'est le démembrement. Tout cela procède d'une logique implacable par rapport au plan initial. Mais la multinationale de Taëf et leurs marionnettes sur le territoire libanais ne m'impressionnent pas. Au début je m'énervais, je me disais : "ce n'est pas faisable". Aujourd'hui je rigole. Ces gens-là n'ont rien compris à ma politique. Je ne vendrais pas comme eux le peuple libanais. Car lui n'a pas changé d'aspiration et c'est cette aspiration que je représente, c'est là ma force. A l'Est, le peuple vomit les FL, et à l'Ouest, les autres en ont marre de toutes ces forces d'occupation. Alors même si je reste sur 100 mètres carrés de terrain ce n'est pas important, car je ne défends pas un espace libanais mais la volonté de liberté du peuple libanais.

Sa voix et son attitude s'était réaffirmée vers la fin de son explication, mais c'était là un discours qui échappait tout de même un peu au réalité du terrain.

- Mais concrètement vous avez besoin d'un appui international pour aboutir.

- Bien sûr, je lutte pour cela. Je crois que l'expérience de la France est très riche de ce qui nous afflige. Le général de Gaulle avait dit à peu près : "Ils sont malhonnêtes ou imbéciles ceux qui croient que l'on peut reconstruire une nation sous l'occupation". L'essentiel pour nous est de ne pas être vaincus moralement. Matériellement, nous pouvons toujours être vaincu. Mais si je cède à ces tractations, à ces spéculations, ce sera là la véritable défaite du peuple libanais. Alors en voyant l'Europe se réunifier je ne peux que lutter, exister et espérer.

Ce fut à ce moment-là que je compris que le Général avait réellement abattu toutes ses cartes et qu'il était désormais tributaire de la situation internationale. Pourtant face à ce gouffre d'incertitude, ce qui primait chez lui était cette espèce de confiance viscérale quant au futur triomphe de la justice et, donc, de sa cause.

- Comment expliquez-vous que François Léotard et trois autres officiels français se soient fais publiquement sermonner par leur gouvernement pour vous avoir soutenu lors du Sit-in.

- Je crois que là les américains ont été inflexibles et la France, comme moyenne puissance, ne peut pas mener une politique indépendante. Mais je tiens à dire que c'est une opinion personnelle. Peut-être était-elle convaincue du plan américain, je ne sais pas. Il faut le nuancer, c'est une impression personnelle. C'est très difficile de se prononcer pour quelqu'un d'autre. La France fait des gestes pour diminuer les peines et les douleurs du peuple libanais. Peut-être ne sont-ils pas convaincus du tout mais ils ne peuvent pas faire autrement, vous voyez, je n'ai que des impressions à ce sujet.

- En tant que défenseur d'une démocratie menacée, comment recevez-vous la tiédeur des appuis français.

- Vous me demandez si je me sens trahi..., alors si les principes de liberté, de démocratie, de valeurs humaines sont les nôtres je vous répond oui, nous avons été trahi. Et si ces mêmes valeurs sont les leurs, alors, c'est qu'ils se sont trahis aussi, vous me comprenez ?

Le Général s'enfonça imperceptiblement dans son fauteuil alors qu'un silence planait dans la pièce. Je savais le Général très pratiquant et son opinion quant à la position du haut clergé libanais m'intéressaient.

- Indépendamment des pouvoirs politiques qui font pressions sur vous, le comportement des émissaires du Vatican est actuellement tout à fait surprenant. On ne peut tout de même pas imaginer qu'ils obéissent aussi à la multinationale de Taëf.

D'abord quelques peu surpris par la nouvelle orientation que je donnais à notre conversation, le Général se plongea dans une intense réflexion en guise d'accord.

- Eh bien apparemment, sans parler de ce que l'on appelle le bas clergé, la hiérarchie de l'Eglise libanaise, le Nonce ou le Patriarche Sfeir font du Realpolitik. Je crois que la politique a corrompu cette hiérarchie parce qu'à aucun prix l'Eglise ne doit perdre son rôle d'Eglise-témoin, et quand elle se met à faire de la Realpolitik, elle se soumet à la force, ce qui est contre l'esprit même du christianisme.

Soudain passionné par le sujet, le Général s'agita un peu sur son fauteuil avant de poursuivre.

- Je relève quelques points essentiels contre la hiérarchie mais qu'on me comprenne bien, ce n'est pas contre l'Eglise. Je suis foncièrement chrétien, je suis pratiquant et je ne suis pas contre l'autorité spirituelle, donc je n'ai pas de conflit dogmatique avec l'Eglise. Pourtant dans ce que j'observe, je suis obligé de constater que l'Eglise libanaise à perdu ce rôle d'Eglise-témoin envers la communauté et puis, elle s'est fait l'alliée d'un régime composé de déprédateurs, un régime connu pour son caractère sanguinaire, qui a liquidé des villes entières dans ses propres frontières, comme celle de Hama. Si certains ne se sont pas mouillés, ils ont accepté la situation, ils l'ont couverte de leur silence donc tous sont dans le même bain. Ils ont couvert toutes sortes de crimes allant du meurtre au pillage.

- Est-ce que vous pensez que l'attitude du haut clergé libanais est le reflet de ce que veut le Vatican ?

- Ce qui est certain est que cette hiérarchie a effectivement participé et participe encore à toutes les décisions et cela paraît avoir été longuement mijoté. Sa position s'inscrit radicalement dans la Realpolitik que semble pratiquer aujourd'hui cette Eglise. Maintenant je ne sais pas si le pontife lui-même a agréé ces manœuvres. Vous savez, quand on est à un niveau pareil de décision on ne peut pas prétendre être correctement informé sur les situations. C'est pourquoi je m'abstiens de porter un jugement à ce niveau parce je ne sais pas. Si j'avais des détails, je n'aurais pas peur d'en faire état mais vraiment je l'ignore.

Méditant un instant sur ses sentiments il reprit ensuite la parole.

- Nous sommes dans une période de déclin et la situation libanaise a engendré des personnages comme le Patriarche Sfeir qui est une caricature, mais il n'est pas tout seul. Il y a toujours des réunions des Prélats, des Evêques et là, ils pourraient taper sur la table et dire au Patriarche : "Mais écoutez, nous ne sommes pas en conflit sur un dogme, mais vous ne pouvez pas soutenir Hraoui, ne serait-ce que parce que c'est un homme corrompu, que c'est un trafiquant. Peut-être n'en avez-vous pas la preuve en main, mais tous ses collaborateurs sont là pour vous en faire le témoignage directe". Or, dans cette hiérarchie, personne ne s'est opposé à la position du Patriarche Sfeir et je ne peux pas imaginer que ce soit, là, le fruit de leur intime conviction. Cette Realpolitik cléricale couvre le fait que la liberté est actuellement bafouée au Liban, les lois, les gens sont muselés et bien sûr la presse, et ce sont des valeurs qui font partie de notre héritage chrétien, pas exclusivement chrétien, mais je vois que le haut clergé libanais a parlé de conditions économiques et ce n'est pas son rôle. Pour cela il y a assez de monde au Liban. Vous comprenez, l'Eglise est à la fois humaine et divine; elle doit s'exprimer en développant la solidarité entre les gens et la solidarité ne se développe qu'à travers des valeurs; son rôle est aussi de développer la foi. Lorsqu'elle sort de ces deux voies, elle perd sa véritable mission et devient un pouvoir comparable aux pouvoirs séculiers. La hiérarchie de cette Eglise libanaise, vis-à-vis de sa communauté, se trouve actuellement dans la même position que le gouvernement fantoche du Liban face au peuple qu'il prétend représenter.