Hyperpuissance et absence de sens
23/07/09 L'Occident ne
fournit plus la réponse. Notre civilisation semble pourrir désormais sur pied,
soutenue dans cette agonie verticale par le seul vacarme de sa puissance
technologique. Mais sous le vacarme: le vide. La course effrénée au
divertissement, à l'étourdissement, à l’accumulation des biens, à la possession
des dernières technologies bref, à la Consommation est devenue le sens et la
finalité de la vie, annihilant souvent efficacement toute velléité
d'introspection, individuelle ou collective. « Je
dépense donc je suis »
résume bien l’idée d’une civilisation dont le message ultime est d’inviter
chacun à remplir son vide intérieur, l’absence de sens, par un acte d’achat sans
cesse renouvelé.
Arrivé désormais à sa pleine maturité, le système capitaliste qui fonde
l’architecture de nos sociétés s’est révélé un système monstrueux, nihiliste à
l'extrême, anthropophage dans sa nature profonde. Un système qui corrompt tout
ce qu'il embrasse, de l’esprit à la biosphère, se dévorant finalement lui-même,
imposant aux sociétés qui lui sont soumises la décadence des moeurs, le
desséchement de la pensée et de l'âme, le meurtre de l’environnement.
Dans cette civilisation, les licenciements de masse font donc s’envoler les
actions des entreprises; les catastrophes naturelles sont considérées comme des
aubaines pour relancer l'économie; le principe de précaution est sacrifié aux
exigences du profit immédiat; la privatisation et la manipulation du vivant
n'est qu'une perspective de plus d'enrichissement ; le mensonge et la propagande
imprègnent les discours ; la rhétorique a remplacé la dialectique et, enfin, des
générations entières ont finalement régressé au genre pour prendre possession de
la Cité et y semer la terreur en pratiquant, hilares, une ultra-violence devenue
ludique. Une barbarie qui n’est somme toute que le reflet à peine déformé des
lois d’une économie de marchés où le patron d’une multinationale, qui ne jalouse
de la puissance d’un Etat que son monopole de la force, ne se sent jamais aussi
vivant, aussi puissant que lorsqu’il démembre et absorbe un concurrent,
c'est-à-dire lorsqu’il qu’il le détruit et le tue. La batte de base-ball comme
métaphore de l’OPA agressive en somme.
Mais qu’à cela ne tienne, ce système, cette civilisation dont les élites,
atomisées comme le reste du corps social, ne rêvent plus que de gloire et
d’enrichissement personnels, n’en veut pas moins convertir « à ses valeurs »
tous les peuples de la Terre pour les sauver de l’obscurantisme et aboutir ainsi
à cette Grande et Belle Société Unique (GBSU pour faire moderne) qui permettra
toutes les libertés, c'est-à-dire, en tout petits caractères au bas du contrat,
celles seulement dont le système a besoin pour fonctionner et qui ne remettent
en cause ni sa forme ni son existence ni son bien fondé.
S’en suit une paralysie totale que nous avons déjà évoquée : depuis l’aube des
temps, toute civilisation décadente allait cahin-caha vers l’effondrement au
profit d’une civilisation-relais (selon Toybnee, il y a eu a ce jour une vingtaine de civilisations
s’enchaînant selon ce principe) qui permettait à l’Histoire et aux sociétés
humaines d’avancer. Sauf que pour la première fois de l’Histoire, une
civilisation, un système, a acquis une telle puissance qu’il en est devenu
littéralement invincible. D’où cette sorte de civilisation-cadavre qui
s’auto-pratique idéo-technologiquement la respiration artificielle dans un
vacarme assourdissant, aveuglant, étourdissant. Civilisation-cadavre sous
perfusion donc, à laquelle des moyens colossaux de propagande, servis par les
esprits dociles de l’« ère de la communication », permettent de substituer une
image parfaite et honorable, une illusion faite de slogans et d’idéaux dont les
rapports à la réalité sont de plus en plus ténus, de moins en moins
démontrables, quand ils ne sont pas carrément contraire au réel. Par un
mécanisme de survie, notre civilisation s’est ainsi inventée une réalité idéale,
un masque de vertu auquel elle nous invite à croire en nous détournant du réel.
L’exercice est possible, et même obligatoire d’ailleurs, mais impose une
violence inouïe faite au psychisme et à l’âme, violence qui ne peut aboutir
qu’au « décrochage », soit à la faveur d’une introspection certes subversive
mais à laquelle tout un chacun n’a pas renoncé, soit à la faveur d’un cataclysme
extérieur. Un système peut en effet croire un temps à ses mensonges et les
imposer, les marteler, les inculquer aux masses par l’entremise de zélés
propagandistes tout disposés à être trompés puisque telle est leur fonction,
mais il y a une sorte de loi naturelle qui semble faire que le corps social,
soumis à la torture molle de devoir croire sans cesse aux vertus de la bassesse,
croire que le noir est blanc, que le bas est en haut, fini toujours par craquer,
profitant pour s’évader de cette prison de la moindre faille qui viendrait
lézarder le mirage, craqueler le vernis (C’est
un peu le phénomène observé par Stanley Milgram dans « Soumission à
l’autorité » : dès que l’autorité se
lézarde, le sujet refuse de poursuivre une expérience qu’il ressent comme
contre-nature. Ici, l’autorité suprême qui se lézarde, c’est l’image, le mirage).
La crise systémique que nous traversons est bien évidemment ce grain de
sable-là, cette brèche dans ce bouclier technologique, dans l’image, le mirage.
A n’en pas douter, le système est sonné, groggy. Il vacille même. Et la
médiocrité intellectuelle de ses élites, corollaire à la vulgarité de sa nature
profonde, se retourne désormais contre lui. Ainsi, tout ce que compte de matière
grise le G20 n’a pas réussi à appréhender le moins du monde la réalité de la
crise et à apporter des remèdes qui auraient éventuellement pu sauver encore ce
qui pouvait l’être du système (on dira ici
que l’on a même pas été en mesure de reculer pour mieux sauter puisque, en
l’espèce, c’est la nature même du système qui est à l’origine de la crise).
Au final, l’aveuglement des élites du système nourrit l’espoir de la fin du
système.