Comprendre
(extrait de "Liban, des rêves et du sang", 1991)
Guerre fratricide et guerre secrète
Un fax envoyé par un
informateur syrien recoupé au témoignage d'un milicien sympathisant, ayant
quitté les FL depuis, me confirma une information que j'avais moi-même reçue
quelques jours plus tôt et qui m'apprenait, sans grande surprise, que les
préparatifs de l'attaque avaient été coordonnés directement entre les Forces
Libanaises et des équipes de conseillers politiques et militaires de la CIA
présents au siège central des FL. A leur tête s'était trouvée une certaine Faye
Johnson, ex-assistante de Georges Bush à l'époque où ce dernier dirigeait la
CIA.
Au derniers jours de janvier l'agression s'était ouverte sur les fronts
économico-financiers par le blocus des salaires de tous les employés chrétiens
de l'Etat résidants dans les régions libres. Dès le 31 janvier 1990, l'on avait
assisté à un brouillage de toute les communications intérieures de l'Armée du
Général. Brouillage nécessitant une technologie dépassant, et de loin, les
dotations même très importantes à la disposition directe des FL. Cet élément
pouvant faire penser qu'indépendamment de la matière grise, la CIA avait mis à
disposition des FL un appareillage technologique de pointe.
Les bombardements et pilonnage qui s'ensuivirent dépassèrent en intensité tout
ce que les régions libres avaient pu connaître durant l'année 1989. Dès le matin
du premier jour ce fut l'exécution d'un plan de destruction systématique et
total de tout ce qui était indispensable à la survie du pays, à savoir toutes
les installations de ressources énergétiques jusqu'aux réseaux de
communications.
Destruction l'un après l'autre de tous les nœuds de distribution d'eau et
d'électricité ainsi que des centrales téléphoniques.
Parallèlement des contingents FL envahirent certaines régions du Kesrouan et de
Jbeil, ainsi que le quartier d'Ain el Roumaneh dont les populations étaient
acquises au Général Aoun. Cette opération de "quartiers otages", dont Ain el
Roumaneh avait été le plus cruel exemple, fut mis en place pour servirent de
barrage à une éventuelle contre-offensive de l'armée. Ce fut alors un vent
monstrueux de terreur, de haine et de mort qui s'abattit sur leurs populations
civiles.
Le quartier d'Ain el Roumaneh ne fut libéré par l'armée du Général que trois
semaines plus tard. Trois semaines qui s'étaient soldée par la destruction quasi
totale des infrastructures publiques des régions libres déjà en proie au blocus.
Trois semaines où, dans ce quartier d'Ain el Roumaneh, les pires exactions
furent perpétrées sur une population tétanisée par une horreur quotidienne,
démesurée.
Ecoles, lycées, facultés, collèges, dispensaires, hôpitaux, asiles de
vieillards, orphelinats, autant d'objectifs civils qui furent pilonnés à
l'artillerie lourde, jusqu'au 240 millimètres, obus conçus généralement pour
démolir des fortifications militaires et utilisés ici sur des quartiers
populaires.
La possible cohésion de tant d'horreur et de sauvagerie avec une éventuelle
logique militaire m'échappait totalement.
La guerre secrète (exposé)
Agostino, un chercheur en philosophie politique italien présent au
Liban au moment des faits était persuadé qu'à l'intérieur du cadre majeur,
politique et militaire définissant l'agression intérieure de la part des FL, on
avait peut-être assisté, aussi, dans les trois premières semaines et notamment à
Aïn el-Roumaneh, à une expérience de guerre moderne, en un sens nouvelle, qu'il
désigna comme une possible et terrible expérience "socio-plastique".
- Que désigne ce néologisme?
- Il est bien qu'on évite de façonner sans raison des néologismes, des mots
nouveaux. Pourtant ces néologismes peuvent parfois s'avérer des outils
appropriés, des modèles capables d'organiser d'une façon plus claire et plus
ample la compréhension du réel. Dans notre cas, au lieu de ce mot,
socio-plastique, adjectif ou substantif, d'autres mots pourraient être cherchés.
Mais il m'a paru le mieux adapté pour faire référence aux pressions et aux
processus visant à déconstruire une société et ses tissus pour ne les réduire
finalement qu'à une poussière d'individus, à une pâte informe absolument
malléable et parfaitement plastique dans les mains de ses maîtres.
En tout cas, pour ce qui est de notre néologisme, pour l'instant j'ai trouvé que
cet instrument était suffisamment maniable pour lire ce qui s'est passé à Aïn
el-Roumaneh. En aucun cas, d'ailleurs, ce quartier aurait pu être immunisé
d'avance pour faire face du moins à une partie des pressions agressives qui
l'ont broyé. Il était déjà, depuis des années, aux mains des FL, c'est-à-dire
des "Forces de Trahison", FdT. En fait, aucun autre quartier ne pouvait être
prédisposé et préoutillé en vue d'une réactivité efficace. Même pas, donc, si le
Général Aoun avait pu utiliser les presque soixante jours d'avance qu'il avait
eu pour parer à l'agression du 31 janvier.
- Soixante jours d'avance ?
- Oui. Presque soixante jours. Je voudrais tout d'abord, à ce propos, porter
à votre connaissance certains éléments que peut-être vous ignorez. Ouvrant un
dossier disposé devant lui, il en prit un document qu'il me tendit en
expliquant: - Voici un ordre
d'opération daté du 6 décembre 1989. Il est de la Septième brigade de l'ouest.
Il a ce numéro: 49/1 3/5 z:120/1. Il donne les dispositions pour une attaque
conjointe des syriens et des FL, qui y sont conjuguées comme forces amies, dans
un secteur précis et crucial. L'attaque était prévue pour décembre. Mais cet
ordre d'opération, qui en faisait évidemment présupposer bien d'autres pour
d'autres secteurs, parvint aux mains du Général Aoun, qui malheureusement le
sous-estima. L'attaque, en tout cas, fut reportée. Voilà, j'ai pensé que cette
précision vous intéresserait avant de parler de l'hypothèse d'expérience sur Aïn
el-Roumaneh.
- Le Général n'a pas tenu compte de cet ordre d'opération ?
- Il arrive parfois que quelqu'un prête sa propre droiture à ses ennemis. A
ceux qu'il devrait pourtant connaître parfaitement comme étant ses pires ennemis
et ceux de son peuple. Le Général Aoun a cru qu'un tel crime et une telle
trahison étaient inconcevables, donc invraisemblables. Peut-être. Inconcevable
qu'à l'intérieur du Liban assiégé, quelqu'un se soulève contre ses frères et son
pays même. Peut-être. Caïn a souvent cet avantage sur ses frères: que son crime
est estimé inconcevable; il peut ainsi l'accomplir avec d'autant plus d'aise.
N'y a-t-il pas aussi, dévorés par la haine, des hommes dont l'hypocrisie est
réellement devenue une seconde nature ? Ils peuvent alors mentir avec une
assurance et des protestations de candeur telles, à tromper non seulement
d'éventuelles colombes, mais aussi des serpents, leurs pairs. Le Général Aoun,
dans sa droiture, qu'il prêtait indûment à ce Caïn, avait convoqué Geagea pour
qu'il lui rendît compte de cet ordre d'opération. Bien sûr Geagea avait
hautement protesté de sa candeur et affirmé qu'il était le fils le plus pur et
le plus désintéressé du Liban, et qu'il aimait son pays, et que ce document
était peut-être une provocation pour que Aoun doute de l'amour et de la dévotion
du loyal Geagea, et qu'il était inconcevable de le supposer capable d'une telle
bassesse fratricide etc. Le reste est maintenant connu: les FdT et les syriens
ont attaqué, ensemble, le 31 janvier.
"Ce qui s'est passé dans le Beyrouth tenu par les FdT peut se prêter à plusieurs
considérations. La plus intéressante pourtant est d'examiner comment a été
conduite l'emprise des FdT à Aïn el Roumaneh. La difficulté provenait du fait
que les FdT ne prenaient pas en otage une population ennemie, mais leur propre
population. Une population auprès de laquelle ils avaient auparavant conduit
pendant des années une propagande d'alliance soi-disant enthousiasmante, en se
définissant auprès de celle-ci comme les sauveurs. Or dès le 31 janvier, il
s'est agit de la transformer en otage.
Avant toute chose les FdT ont changé leurs troupes. Pas seulement de quartier,
mais un changement radical. De sorte qu'il n'existait plus de liens de
familiarité et d'amitié, même seulement potentiels, avec la population. C'était
une condition sine qua non
pour l'application des nouvelles techniques. Contrairement à la logique de
l'entreprise des FdT, et même à ce qui se passait dans d'autres quartiers, Aïn
el Roumaneh n'a pas été, en effet, un retranchement proprement défensif.
En effet, dans toute armée on sait qu'on se défend bien dans une population
amie. Donc, aucun changement de troupe, car la troupe est déjà familière avec la
population. Au contraire de ce qui a été fait, on renforce par tous les moyens
l'autorité de cette amitié. Evidemment il n'est pas question ensuite d'aucune
tracasserie contre la population, au point de vue du ravitaillement par exemple.
Or là aussi ils ont fait tout le contraire. Aux premières heures de la bataille,
il y a eu, de la part des FdT, un quadrillage total, c'est-à-dire l'enfermement
de ces quartiers à travers des enceintes de mines. Il est à noter qu'il n'y
avait aucun plan de minage. Les mines n'étaient pas disposées selon des
directions prévisibles de percées de l'armée. On ne peut pas dire qu'il y ait
une logique militaire quand on mine un bâtiment, un ensemble de bâtiments ou
tout un quartier. L'objectif immédiat, visible, était d'empêcher les gens de
sortir du bâtiment, du groupe de bâtiments ou du quartier et ce, jusqu'à toute
l'agglomération. A cause de cette absence de plan, d'ailleurs, ces mines sont
restées en place jusqu'à trois mois après la bataille. Des gens ont continué à
en périr durant des mois avant et après les soi-disant trêves.
L'objectif immédiat était donc évidemment d'immobiliser la population,
d'empêcher sa fuite pendant les jours de combats. On a muré les gens dans les
abris avec tirs sur les entrées. D'ailleurs, les entrées mêmes étaient minées.
Immédiatement, les épisodes qui suivirent ne trouvèrent leur logique que dans
celle de la terreur. La population a vite pris conscience qu'elle était à la
merci totale de gens qui n'avaient aucune limite à respecter. Aucune limite.
Un épisode parmi des centaines d'autres: à l'entrée d'Aïn el Roumaneh, pas loin
de l'asile maronite des vieillards, les FdT ont fait descendre dans le sous-sol
tous les gens d'un immeuble qu'on allait incendier, les accompagnant avec des
messages tranquillisants comme : "Ne vous en faites pas, on à la liste de vos
noms, on saura que vous êtes morts". Quant à l'asile lui-même, il a été pilonné
dix-huit jours durant, au moyen de centaines de tirs directs par les FdT. Les
assassins entendaient distinctement pendant des jours et des nuits les cris des
victimes; il y avait là 120 vieillard, 20 religieuses et une soixantaine de
civils venus s'y réfugier. Vingt-six vieillards ont été tués et les cadavres
sont restés entassés parmi les survivants jusqu'à la libération du quartier.
Isolement total!
Puis il y a eu toutes sortes d'épisodes de déferlement délinquant, de meurtres,
d'agressions, de viols, d'enlèvements, de rapines. Cela imprégnait tout l'espace
visible, tout l'espace habité dans lequel était plongé la population
d'Aïn-el-Roumaneh. Ce qu'on visait à faire sauter, c'étaient tous les liens
logiques et moraux élémentaires, de sorte qu'aucun cadre de référence ne fût
plus valable. Le premier de ces cadres de référence était, en principe, celui
des FdT, car jusqu'alors on s'y référait comme à une force relativement tolérée,
mais pas hostile. Là, au contraire, ils étaient l'exemple quotidien de la
vexation, de l'assassinat, du vol etc.
Aucun cadre de référence non plus quant aux moyens élémentaires de survie. Un
exemple: en plusieurs endroits les FdT avaient fait venir des citernes d'eau et,
devant la population assoiffée qu'ils avaient fait sortir pour l'occasion, les
avaient déversées sur le trottoir en disant : "Allez demander à boire et à
manger au général Aoun". On suscitait donc le désir qu'on allait frustrer, tout
en indiquant le motif de la punition.
Le rôle des francs-tireurs a été également très important. Ils n'avaient aucun
but militaire. Leur action ne servait pas à barrer une quelconque percée de
l'armée, mais à alimenter systématiquement la terreur dans la population civile
ainsi que son insécurité permanente. L'utilisation de la population otage a été
exercée aussi à titre individuel, et, pour ainsi dire, au détail : les
résistants des FdT prenaient parfois des enfants dans leurs bras pour sortir et
tirer. De même que pour un mouvement de troupes à découvert, on a pu assister à
la mise en place d'un bouclier humain de civils derrière lequel passaient les
résistants pour changer de position sans risquer d'être pris pour cible. Tous
ces éléments visaient aussi à inoculer dans la population une sorte de délire,
un délire de peur et de transgression. En plus il y avait le harcèlement
continuel d'images de sang et de violence à travers les médias des FdT. De façon
que même ceux qui restaient terrés dans les abris recevaient leur dose de
morbidité. Ceux qui mettaient le nez dehors ne voyaient que des blessés qu'on ne
pouvait secourir, des morts qu'on ne pouvait ensevelir et qui restaient dans les
rues à la merci des chiens et des rats.
Il faut comprendre ce que veulent dire comme pénétration psychique et
émotionnelle les images, l'odeur des cadavres. Ca rentre partout. C'est l'idée
de la mort qui vous affole. La terreur qui vous désagrège. C'est comme un lavage
quotidien intensif de cerveau, appliqué à toute une population à travers
l'imprégnation de toutes les voies sensorielles. Ensuite les cris, les bruits,
les bombes. Les médias diffusant une constante morbidité. La famine. Et toutes
ces pressions désagrégeantes appliquées ensemble. Mélangée à celle des ordures,
l'odeur des cadavres, dont il est difficile d'imaginer la force de pénétration
psychologique affolante.
A l'inverse de la technique de "déprivation sensorielle", qui est une tentative
de forcer la personnalité non pas au moyen de violence directe, mais à travers
la frustration des sensations dont on est privé; la technique utilisée à
Aïn-el-Roumaneh a procédé d'une saturation de sensations hostiles. Une technique
donc diamétralement opposée. Jusqu'ici, on n'avait jamais eu d'exemples
comparables de guérilla urbaine, ni pour l'ampleur des armements, ni pour
l'utilisation de ces techniques de capillarisation de la terreur, ni, bien sûr,
au point de vue de la barbarie de l'agression militaire.
En ce qui concerne le terrorisme européen, on ne peut pas dire qu'il soit
vraiment arrivé à la guérilla urbaine. La technique de la guérilla urbaine s'est
perfectionnée surtout en Amérique latine. Appliquée dans les conflits connus en
Amérique et en Asie, la guérilla a surtout été utilisée en ville pour l'assaut
dans le quartier, le coup de main dans le quartier, la conquête du quartier. Et
lorsqu'on s'emparait d'une ville, là le Vietnam peut donner des exemples de
guerre classique en ville, c'était plutôt par une technique de conquête qu'on
opérait. Une technique de consolidation d'objectifs. D'élimination d'opposants
dont on avait les listes pré-établies bien sûr. Mais il n'y a jamais eu
d'application contextuelle de l'ensemble de toutes les techniques
socio-plastiques de déconstruction sociale immédiate.
En ce qui concerne directement le Liban, son état était celui d'un pays appelé à
se défendre contre une agression typiquement moderne, tout en étant sous-équipé
pour y faire face. Le Liban, en fait, n'a jamais connu de guerre moderne. Il n'a
connu que des massacres classiques, en plus d'une longue désagrégation sectaire
de ses élites. C'est pourquoi, lors de cette agression fratricide, on a pu
assister, de la part du staff du gouvernement Aoun, à une tragique
sous-estimation du problème de l'information dans la guerre subversive. Et donc,
à une totale sous-estimation des devoirs qui s'imposent au cours d'une guerre
moderne. A savoir, celui, par exemple, de tenir compte du fait que la guerre
moderne est une mobilisation d'intelligences, de symboles, d'images et
d'émotions et que, si l'on veut y faire face, il faut prendre en charge la
défense face à chacune de ces directrices d'attaque. Dès le début, le Liban à
souffert de son incapacité à réagir face à une guerre moderne. La désagrégation
de son appareil politique a d'ailleurs passé par le recrutement de la part de
services de renseignements étrangers. Pénétration des services de renseignements
libanais par les services étrangers grâce à la formation qu'on a donnée sous
prétexte d'aider.
D'ailleurs au Vietnam du sud, on a fait de même. Pour pouvoir assassiner Ngô
Dinh Diêm, les américains lui ont offert de lui remettre en état ses services de
renseignements, qui sont, parfois, l'arme par excellence. Mais en fait, ils s'en
sont emparés. Après cela seulement, Kennedy a pu faire assassiner Ngô Dinh Diêm.
Avec lui, en fait, on n'aurait pas pu faire cadeau du Vietnam au communisme.
Mais c'est une autre histoire.
Reprenant ensuite son discours, d'abord comme au ralenti, ce n'est qu'une fois
retrouvée une de ses feuilles qu'il poursuivit avec son aisance habituelle.
Ce...qu'il y a... aussi... de surprenant est que l'on pourrait lire les épisodes
d'Aïn-el-Roumaneh et d'Achrafiyeh sous l'escorte d'un document assez intriguant,
parce qu'écrit par un conseiller militaire américain, et qui porte de plus un
titre amusant :"Le coup d'état. Mode d'emploi. Pour les amateurs". A part cela,
c'est un livre très professionnel d'Edward Luttwack, un expert militaire qui a
été d'ailleurs conseiller de plusieurs présidents des Etats-Unis. Lisant ce
livre et comparant les témoignages que l'on a obtenu à Aïn el Roumaneh, on se
demande si les FdT ne s'en sont pas au moins partiellement inspirées. Ce qui
n'est d'ailleurs pas un crime, puisqu'il est, somme toute, en vente libre.
La bataille de destruction intérieure des quartiers tenus par les FdT a elle
aussi été à l'encontre de toute logique de conquête. Les ordres donnés ne furent
pas seulement de tirer sur tel bâtiment, telle école, tel hôpital et telle
église dans la zone ennemie, mais de même à l'intérieur du périmètre "défendu".
On voyait alors des chars qui arrivaient et qui commençaient des tirs directs à
quelques dizaines de mètres contre ces bâtiments, fenêtre après fenêtre, étage
après étage, c'est à dire systématiquement.
Une partie de ces données pourraient être schématisée aussi d'une autre façon :
comme l'application à la guérilla urbaine de la technique du coup d'état. En
effet, à Aïn-el-Roumaneh puis à Achrafiyeh, on a bien vu cette utilisation de la
technique de coup d'état pour l'immobilisation immédiate et totale de tous les
centres névralgiques du pays. Mais immobilisation pour détruire, non pas pour
occuper. Ces éléments aussi prouvent à leur lecture qu'il ne s'agissait pas
d'une opération classique de conquête. Ce qui restait, la masse humaine réduite
en poussière, devait certainement servir de mégaphone après victoire pour
quelque alignement politique extraordinaire.
Donc, technique du coup d'état appliquée à la guérilla urbaine. Utilisation
particulière de la prise d'otage : individuelle, par quartiers, sous-quartiers,
groupes de bâtiments. Pour la première fois inoculation du délire à travers
l'utilisation massive de messages agressifs par les médias, à partir même des
spots ou du choix des films. Des messages d'explosion même physique, comme ces
spots détournés dont les images de violence n'avaient rien à voir avec les
produits. A ce titre, on peut constater qu'ici a dû travailler un bureau de
propagande très à l'avant-garde, au point de vue de la technique de l'image. On
peut penser que ce bureau aussi a fait ses expériences ou celles qu'on lui a
demandé de faire. On a même remarqué, les gens qui sont sur place l'avaient déjà
remarqué depuis plusieurs années, mais de façon moins intense que pendant
l'agression d'Aïn-el-Roumaneh, la continuelle propagande d'érosion des valeurs
traditionnelles, religieuses et morales. Cela par le biais entre autres, de la
part des FdT, de longues séries de transmissions de propagande pour des groupes
sectaires. C'est-à-dire l'agression sectaire desservie directement par les
grands moyens de communication.
A l'égard de la gangrène sectaire, il y a les éléments suffisants pour supposer
que le sommet de la hiérarchie des FdT en ait reçu la contagion. Le récit,
recueilli par une religieuse à laquelle s'est confiée une personne, témoin
oculaire, relatant une cérémonie d'évocation des morts, de nécromancie, de la
part de Geagea, qui pour l'occasion était habillé d'une longue tunique blanche.
Corroborant cela il y a le témoignage d'un ancien collaborateur de Geagea, que
l'on ne saurait nommer sans le condamner, et qui fut admis par Geagea à assister
à une "manifestation de pouvoirs", selon le jargon de la magie. Heureusement, au
lieu d'être séduit, cet homme a quitté les FdT, terrorisé, ce qui m'a permis de
recueillir son témoignage. On pourrait donc penser à une affiliation à un groupe
occultiste, sans que l'on puisse préciser lequel. Mais ce qui est le plus
accablant pour lui, est sans aucun doute le témoignage que Geagea lui-même a
rendu au cours d'une auto-interview bâtie en collaboration avec Viviane Saliba,
témoignage publié dans le journal Al-Amal, le premier janvier 1984. Par ses
propres mots Geagea n'apparaît que comme un adepte d'un spiritualisme
néo-gnostique, un illuminé pseudo-chrétien qui annonce l'inexistence du mal et
son propre rôle démiurgique de responsable d'un événement futur unique :
l'acheminement universel de l'histoire humaine et cosmique ; responsable parmi
d'autres démiurges dont il souhaite devenir le premier responsable. Pour le
placer hors de toute perspective chrétienne,
il suffirait d'exposer sa propre
définition de la vérité absolue , qui pour lui est identique à l'ensemble
indistinct de la pensée historique: à l'ensemble de la pensée religieuse, de
la pensée philosophique, de la pensée politique, de la pensée scientifique qui
sont apparues et apparaîtront sur terre depuis le début de l'univers jusqu'à sa
fin. Voilà grosso modo certains des éléments qui me font penser à quelque
groupe néo-gnostique auquel Geagea pourrait s'être affilié et dont certainement,
sous masque chrétien, il partage au moins explicitement la pensée. Pour d'autres
groupes aussi de miliciens obsédés de violences et de cruauté auxquels les FdT
faisaient appel pour les actions les plus barbares, on peut penser qu'ils aient
été formés à travers une affiliation et un modelage sectaire. La présence de
certains tatouages cryptiques et identiques, repérés selon les témoignages de
religieux et de médecins, sur des groupes nombreux de ces obsédés de la cruauté,
pourrait aussi l'indiquer.
Les troupes présentes, et là les blessés et les prisonniers l'ont confirmé,
avaient été quant à elles conditionnées psychologiquement sur la pensée que
l'armée allait les mettre en pièces, que les prisonniers seraient tués et que
toute tentative de reddition ou d'atténuation du combat porterait à leur
massacre. Ils ont inoculé aux combattants la peur des massacres qu'ils ont
eux-mêmes perpétrés, comme à Amchit. A part le conditionnement "naturel" de gens
particulièrement mauvais, sortis des prisons ou issus d'affiliations sectaires,
le conditionnement de la troupe FdT a procédé vraisemblablement de
l'endoctrinement propre à la plupart des partis politiques modernes. Cet
endoctrinement s'appuie sur le schématisme selon lequel le but du parti est
tellement parfait que tous les moyens pour y parvenir s'en trouvent licites.
Donc, machiavélisme absolu et amoralisme parfait des moyens. Cet endoctrinement,
pratiqué à haute dose sur des personnes dépourvues de formation chrétienne de
base, permet d'utiliser aussi des gens qui ne sont pas particulièrement
corrompus à l'origine. Mais ces gens-là, une fois persuadés du but et de la
légitimation chrétienne de leur machiavélisme, diront, d'une façon analogue, que
leur but étant chrétien et parfaitement beau, grâce à ce but tous les moyens
seront licites pour racheter ainsi l'asservissement séculaire du pays.
Avec cette déconstruction machiavélique de l'intelligence et de la volonté, on
peut utiliser des gens qui ne sont pas personnellement dégradés, mais qui se
plieront quand même à toute bassesse. On leur dira qu'il faut démolir ce
quartier et massacrer cette population, car on en tirera tel avantage politique
et on atteindra ainsi le plus noble des buts. On retrouve ce conditionnement de
base dans tous les partis politiques modernes. Le but justifie les moyens :
relativisme total des critères de moralité sous le voile d'une supérieure
sagesse moderne.
On peut aussi constater, et c'est très important, qu'à l'intérieur de leur
zone, les FdT ont organisé tout de suite une véritable dissolution des pouvoirs.
En ce sens, tous ceux qui détenaient encore un pouvoir hiérarchique de décision,
tous ceux qui étaient porteurs d'une discipline susceptible de conserver au
conflit au moins des lois élémentaires de comportement, tout cela a été évincé,
vite fait bien fait, pour ne laisser les pleins pouvoirs qu'à une bande de
loubards de troisième zone. Mettez-vous dans la peau de quelques-unes de ces
brutes qui n'ont jamais dépassé le stade de leur animalité: ça doit être grisant
d'avoir à sa merci trois ou quatre mille vies humaines.
Pourtant, parallèlement à cela, il
y a eu aussi un contrôle total opéré sur les miliciens. Et d'ailleurs ce qui le
prouve c'est que, devant l'horreur de certaines exactions commises, certains
miliciens FdT ont refusé les ordres et se sont retrouvés avec une balle dans la
tête. Il y a également eu une parfaite méthodologie technique, et là je pense
notamment à tout ce qui s'est passé sur le plan de la coordination et des
communications, qui représentaient une manipulation de très haut niveau.
Manipulation qui incontestablement échappait totalement au cadre classique des
FdT. On sait d'ailleurs qu'une équipe de conseillers de la CIA était dès le
début présente au siège central des FdT. Peu après vinrent aussi les conseillers
israéliens.
Par ailleurs, pour obtenir certains effets plus ponctuels chez les
"résistants", on a utilisé des drogues. Entre autres une sorte d'amphétamine
dont la prise est suivie de dépression. Mais aussi bien sûr toutes sortes de
drogues dures. D'ailleurs, les cas des prisonniers FdT ont prouvé que le
pourcentage comparatif des drogués, au sein des FdT d'Aïn el Roumaneh, se
révélait jusqu'à dix fois supérieur à celui de n'importe quel autre front.
Certains jours arrivaient dans les hôpitaux militaires des régions libres
jusqu'à dix ou quinze blessés FL, tous en état de manque au bout d'un certain
temps. Il y a aussi le témoignage de soldats de l'armée qui racontèrent qu'ils
devaient parfois tirer quatre ou cinq fois sur des miliciens drogués pour qu'il
s'effondrent.
Il y a eu aussi l'utilisation de la
pègre et d'une œuvre de mercenariat importante. Les FdT ont en effet lâché sur
Aïn el Roumaneh des mercenaires de tous pays: Syriens bien sûr, mais aussi
égyptiens, pakistanais, sri-lankais, irakiens, libyens, iraniens. Et pas
seulement pour des tâches de rétro-garde. Dans quelle proportion ces gens ont
été eux-mêmes trompés ? Il y a certainement des cas de gens achetés sous
chantage, qui n'avaient pas leurs papiers en règle et que l'on embauchait de
force. Mais c'étaient des centaines et des centaines de cas que l'on ne peut
donc pas raisonnablement réduire à ces explications. Dans le cas du mercenariat,
il permettait entre autres de dresser contre la population quelqu'un qui n'avait
aucun lien, même pas national, avec elle. On pourrait donc dire que ce qui a été
expérimenté à Aïn-el-Roumaneh a été un essai pratique d'appliquer les techniques
militaires et toutes les techniques de pression psychologique connues en un seul
faisceau d'actions. Mais le passage au stade supérieur de la guérilla, ce qui
fait penser à un laboratoire, est ceci : la jonction des techniques modernes de
pression psychologique à travers les médias FdT, l'imprégnation de la terreur
par la saturation de sensations hostiles, l'immobilisation de la population
otage. La nouveauté provient donc moins des éléments que de leur parfaite
concentration sur une population donnée: briser tous les liens élémentaires par
une saturation hostile de tout l'horizon sensoriel, psychologique et mental des
individus.
Une fois tout le peuple bâillonné dans la terreur, on lui aurait fait choisir
n'importe quoi. L'accord de Taëf, par exemple. Geagea le choisit officiellement
après avoir été stoppé par l'armée du Général. Mais l'acceptation substantielle
est démontrée bien auparavant. On sait qu'il y a eu de la part de Geagea des
pressions sur les députés pour qu'ils signent l'accord de Taëf. Il y a eu le
témoignage de quelqu'un qui était présent, le député chrétien Pierre Daccache.
Donc, la démolition socio-plastique comme expérience technique visait elle aussi
à une utilisation contingente: l'exploitation de ce tissu social effrité, réduit
à poussière humaine au lieu de corps social, pour quelque rapide, dramatique et
surprenant alignement politique: pour le contraire total de ce qui avait été
promis depuis longtemps par les FdT. Car l'alignement actuel des FdT à l'accord
de Taëf, donc à la Syrie, est très exactement le contraire de la perspective
initiale de ces dernières dans la défense du Liban, qui, avec l'accord de Taëf,
et ce n'est un secret pour personne, serait immédiatement bouffé par la Syrie.
Alors pour faire avaler à une population, que l'on a au départ stimulée par une
propagande héroïsante, ce changement total de finalité, il fallait en passer par
un féroce remodelage socio-plastique, même éphémère mais total.
Trop de cohérence en tout cas dans tous ces épisodes, pour penser qu'ils furent
le fruit d'une coïncidence d'éléments isolés. Il y a certainement eu des erreurs
et des bavures, mais trop d'éléments sont constants. On ne peut pas dire que la
campagne médiatique soit une erreur: on choisit les images, on prévoit les
dates. D'autres éléments, comme la chasse à l'opposant et à l'indépendant, sont
à ranger dans un autre chapitre : on en profite pour faire ce que personne ne
sera en mesure de révéler. Cela n'est pas nouveau. Le tout était pourtant
visiblement mal calculé, dans ce sens que l'expérience avait ses buts techniques
mais prévoyait de se terminer bien vite. On sait aujourd'hui que les FdT
prévoyaient de se libérer de Aoun en 72 heures. Il y a donc certainement toute
une série d'actions qui ont été préparées dans la perspective de n'être jamais
connues. Pourtant, on ne peut pas mettre, dans cette liste, les actions qui ont
été dirigées contre la population, à moins de prévoir l'extermination directe de
cette population, ce qui aurait été franchement excessif.
Après ces trois semaines de terreur, juste avant que l'armée d'Aoun ne reprenne
le contrôle du quartier, on a vu plus d'une centaine de résistants des FdT
lâchés dans les rues pour saccager, brûler, piller le quartier, les magasins et
les maisons; puis s'enfuir à l'Ouest, vers les Syriens, dont ils étaient censés
être les féroces ennemis depuis plus de 10 ans; leur payer le passage en
abandonnant leur butin, avant de se voir ramenés en culottes à faire de la
"résistance" à Achrafiyeh. C'est un exemple assez curieux pour de prétendus
"résistants" et défenseurs contre l'invasion syrienne.
Lorsque les commandos d'Aoun ont pu finalement prendre possession du quartier,
ils ont passé près de trois jours à déminer les rues, les bâtiments et même les
cadavres, sous lesquels des miliciens pointilleux avaient laissé une grenade
dégoupillée ou une mine.
Le but réel des épisodes d'Aïn el-Roumaneh ne fut autre, apparemment, que cette
expérience de déconstruction socio-plastique: vérifier jusqu'à quel point on
peut briser et presque liquéfier tous les liens logiques et moraux. On sait que
la pression de la famine brise presque tous les liens sociaux. La pression de la
désagrégation morale aussi. La pression d'images de violence a été expérimentée
aux USA pendant les désordres universitaires, à partir de certains journaux qui,
systématiquement, éduquaient à la haine et à la violence à travers les images.
On a pu en calculer les effets. Ici, à Aïn el-Roumaneh, on a fait l'expérience
de la désagrégation de l'ensemble d'un organisme social regroupant des centaines
de milliers de personnes pour l'émietter jusqu'à un état collectif de poussière
sociale inorganique. Plus de tissus sociaux. Seules des cellules, des molécules.
L'individu et rien d'autre. Mais on peut aussi se demander si, après les
premiers jours de vains espoirs de victoire, une telle expérience n'eut été
possible que grâce à la certitude selon laquelle la situation militaire qui
servait de bouclier aux FdT était vouée à l'échec. Car après un tel traitement,
il aurait été utopique de penser pouvoir récupérer la sympathie et la confiance
de la population qu'on avait ainsi liquéfiée.
Le schéma: L'explosion du tissu social. L'inoculation permanente de la terreur à
travers les sens. Les cris dans la rue, l'odeur des cadavres, les messages
médiatiques. La pression de la famine et toutes ces pressions qui visent à faire
éclater les liens sociaux. Pendant le siège de Jérusalem, Flavius parle de cette
femme juive qui avait cuit son enfant et en avait mangé la moitié, avant de
proposer le reste à des soldats affamés qui avaient été attirés par l'odeur de
la cuisson. Les liens élémentaires mère-enfant sautent donc sous la pression de
la famine. Les liens élémentaires sautent également sous la pression de la
désagrégation morale. Dans le moment ou ces pressions socio-plastiques extrêmes
s'exercent, aucune réaction autre qu'individuelle n'est en place. Chacun est
muré vivant en lui-même. Un peuple moralement dégradé n'a plus de réactions
sociales. Il n'a que des réactions individuelles exténuées.
Ce qui a été vraisemblablement expérimenté, pensé, délibéré, étudié, évalué, et
critiqué, avec le calcul de ses effets, à Aïn-el-Roumaneh, est donc le résultat
de la conjugaison de toutes ces pressions visant à dissoudre le tissu social en
un minimum de temps.
Evidemment, les liens élémentaires ont un enracinement existentiel bien plus
solide que ce que l'on croit. C'est pourquoi il suffit d'une demi-journée de
répit, d'un morceau de pain, pour retrouver la famille qui s'était brisée dans
le délire inoculé par ces pressions conjuguées.
Cependant c'est l'obscurcissement passager que ces pressions provoquent qui a
été étudié à Aïn-el-Roumaneh, pour évaluer la mesure selon laquelle il s'avérait
exploitable.