«La stratégie du positionnement
évite la réalité
et favorise l'illusion»
Sun Tzu, L'art de la guerre
Commentaire du traducteur:
«L'idée de créer des illusions pour obscurcir la réalité est une manœuvre tactique spécifique
destinée à maintenir l'adversaire en situation de désavantage constant
.»

Discours sur l'état de l'empire

repères

(1) En 2004, les
États-Unis ont exporté pour 819 milliards de dollars de marchandises, et en ont importé pour 1526 milliards. Concernant les seules marchandises, le déficit commercial US a donc été de 707 milliards de dollars. Et avec un budget 2004 déficitaire de 413 milliards de dollars, ils empruntent en fait plus d'un milliard de dollars par jour au reste du monde pour maintenir leur niveau de vie. Et en augmentant leurs déficits, c'est le monde qu'ils endettent selon la vieille recette: «Tu me vends tes produits, je te paie en bons du Trésor».
(2)
Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Vladimir Poutine ont réaffirmé dimanche 3 juillet la nécessité d'une relation forte entre l'Union européenne et la Russie lors d'un sommet tripartite à l'occasion du 750e anniversaire de Kaliningrad, enclave russe sur la mer Baltique. «La relation entre la Russie et l'Union européenne est un élément essentiel de l?équilibre mondial», a déclaré le président français.
(3) Dès 2004, Chine et Russie se sont promis de tripler leurs échanges à 60 milliards de dollars d?ici 2010. Hu Jintao parle même désormais de 80 milliards. La Chine a aussi commandé en 2004 pour 2 milliards de navires, avions et sous-marins à Moscou. Ses importations de pétrole, pour l'instant acheminées par train, passent de 6 millions de tonnes en 2004 à 10 cette année, et 15 millions en 2006. la Russie prépare aussi la construction d
'un oléoduc qui fonctionnerait en 2010, coûterait près de 11 milliards de dollars et acheminerait vers la Chine 1,6 millions de barils par jour. Plus de 100 000 soldats chinois et russes vont par ailleurs participer du 18 au 25 août aux premières manœuvres militaires conjointes entre les deux pays. «Ces manœuvres ne visent aucune tierce partie», a précisé le ministère chinois de la défense. Le but de ces exercices est de «renforcer la confiance mutuelle sino-russe, de promouvoir l'amitié réciproque et de renforcer la coopération et la coordination entre les deux forces armées.» 
(4) L'Union Européenne a publié lundi 3 novembre 2003 les résultats d'une étude Eurobarometer réalisée entre le 8 et le 16 octobre 2003 par EOS Gallup Europe à sa demande. L'une des questions, «Pour chacun des pays suivants, dites-moi si, selon vous, il représente ou non une menace pour la paix dans le monde?», fait arriver en tête des pays les plus dangereux pour la paix dans le monde Israël, à 59%, devant l'Iran, la Corée du Nord et les Etats-Unis, qui obtiennent tous trois 53%. Jeudi 23 juin dernier, un sondage réalisé par le Centre de recherche Pew pour le peuple et la presse, basé à Washington, auprès de 16 pays (Allemagne, Canada, Chine, Espagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Inde, Indonésie, Jordanie, Liban, Pakistan, Pays-Bas, Pologne, Russie et Turquie), a montré que l'image des Etats-Unis est à ce point dégradée dans le monde que même la Chine communiste est vue plus favorablement dans nombre de pays, y compris chez de vieux alliés européens de Washington comme la Grande-Bretagne. Dans ce pays qui se targue d'avoir une «relation spéciale» avec les Etats-Unis, 65% des sondés ont une opinion favorable de la Chine alors que ceux qui donnent le même réponse pour les Etats-Unis ne sont que 55%. La tendance est la même en France, où ces taux s'établissent respectivement à 58% et 43%, un résultat comparable à celui enregistré en Espagne et aux Pays-Bas. C'est dans trois pays musulmans alliés de Washington - Turquie, Pakistan et Jordanie - que la popularité des Etats-Unis est la plus basse: environ 20% ont une image positive du pays
.

 

Dans son incontournable essai Après l'empire, Emmanuel Todd, plante à peu près le décors suivant sur la véritable situation des États-Unis d'aujourd'hui:
Au plan économique, les États-Unis accuse un déficit commercial structurel croissant (un peu plus de 100 milliard en 1989 et... 618 milliards en 2004 (1). Ils sont devenus un espace prédateur, spécialisé dans la consommation et ne produisant pas grand chose dont le monde ait besoin (à moins d'inclure dans ce besoin les armes et quelques ordinateurs). Les États-Unis sont désormais dépendant du monde tant pour leur approvisionnement en capitaux qu'en marchandises et en pétrole. «Glorieux mendiants planétaire», ils sont vulnérables à n'importe quel blocus. Néanmoins, ils maintiennent l'illusion de la puissance financière en captant l'essentiel des flux de capitaux, en faisant marcher la planche à billets et à travers le contrôle politique et idéologique du FMI et de la Banque mondiale.
Au plan politique, la chute de l'URSS et l'expansion naturelle de la démocratie à travers le monde -- dont l'alphabétisation est le plus sûr ressort
et non les flingues -- privent les États-Unis du rôle politique planétaire qu'ils avaient depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Pour maintenir leur leadership mondial, ils ont bien été tentés par l'impérialisme après la désagrégation de l'URSS, mais ne sont pas Rome. S'ils ont une armée surdimensionnée pour leur défense, elle ne saurait en aucun cas leur permettre de maintenir ce leadership par la force (le bourbier irakien, nain militaire s'il en est, suffit à le démontrer)
Au plan géostratégique, ils se savent dramatiquement coupés de l'Eurasie où se concentre l'essentiel des ressources de la planète. Une Eurasie qui échappe de plus en plus à leur influence et cherche aujourd'hui son équilibre, sans eux, en progressant vers une alliance naturelle entre l'Europe, principale puissance industrielle de la planète, et la Russie (2) qui se relève lentement mais sûrement de sa transition chaotique vers un système plus démocratique (même s'il ne sera
vraisemblablement pas celui de l'alternance)La Russie est déjà redevenue un acteur essentiel dans le jeu international et sa faiblesse relative la sert puisqu'elle lui permet d'apparaître désormais comme un partenaire à une Europe qui n'a plus de raison de la craindre. A terme, la Chine, dont le rapprochement avec la Russie s'intensifie de jour en jour (3), devrait aussi rejoindre ce qui sera le nouveau centre d'équilibre du monde.
Inutilité au monde, dépendance au monde et éloignement des ressources mondiale: la situation réelle des États-Unis est un cauchemar.

Le propos est convaincant et l'on pourrait d'emblée y rajouter l'ambiance de fin de règne d'une administration Doobleyou qui touche vraiment le fond. Il explique ce que ne suffit pas à justifier le traumatisme du 11 septembre au vu du l'option presque exclusivement militariste choisie depuis par les États-Unis. En fait,
c'est en ayant conscience de leur leur faiblesse (et faute d'une véritable intelligence stratégique, des moyens militaires, économiques et idéologique qui leur permettraient de maintenir leur leadership par la force), que les États-Unis ont décidé de saisir l'opportunité de la tragédie du 11 septembre pour créer le mythe d'une internationale terroriste. Ils ont donc plus ou moins adapté l'idée orwellienne d'une guerre perpétuelle contre un ennemi insaisissable dont ils se présentent désormais comme le premier et le dernier rempart du monde libre. Avec l'invention de l'«Axe du mal», ils «entretiennent l'illusion d'une planète instable qui aurait besoin d'eux pour sa protection», résume encore Emmanuel Todd. Affronter en prime time les nains militaires qui constituent le monde arabo-musulman leur permet ainsi de simuler l'hyper-puissance, d'occuper l'espace médiatique, d'adopter une posture qui entretient le mythe de leur utilité au monde. 
Mais l'unilatéralisme nécessaire à cette stratégie, le mépris du droit international qu'elle impose, la brutalité militaire déployée ensuite (100'000 civils tués, camps de détention secrets, pratique généralisée et sous-traitance de la torture) a encore eu pour effet désastreux de priver les États-Unis du statut de référence morale qui conférait jusque-là à son hégémonie son caractère vaguement supportable. Et en la matière, les dégâts sont irréparables même si une partie des élites européennes tentent de singer la bonne entente. Les peuples européens, eux, considèrent désormais les États-Unis comme la deuxième principale menace pour la paix dans le monde (juste derrière Israël), selon un sondage de Bruxelles qui a d'ailleurs fait grand bruit en 2003 (
4).
La guerre contre le terrorisme, l'axe du mal, permettent ainsi aux États-Unis de gesticuler en créant l'écran de fumée nécessaire à occulter la situation sommairement décrite ci-dessus au profit d'une réalité virtuelle, composée, dans le but de maintenir l'illusion de leur nécessité au monde. Dans un savant dosage de stratégie du fou et d'allié en rupture de ban, ils tentent d'entraîner leurs «alliés» dans une guerre qui n'est pas la leur.
Parallèlement à leur micro-militarisme théâtral, les États-Unis, glissant vers un système militaire oligarchique, tentent de proposer un nouveau pacte à leurs alliés. Un nouveau modèle de société ultra-libérale qui vise simplement à donner encore plus d'argent et de pouvoir à ceux qui en ont déjà le plus. Or, chacun peut le constater, le système US, bâti en épuisant les sols, en méprisant la nature, en gaspillant les ressources, en important la main d'œuvre et la matière grise, n'arrive même plus, moins de 250 ans après sa naissance, à assurer l'approvisionnement de sa propre population. On imagine les dégâts d'un tel système appliqué au monde, si les «alliés» de l'empire renonçaient à reprendre leur indépendance...