L'hypothèse d'une dislocation des Etats-Unis
24/03/2009
C'est peu dire que la majoité de l'élite occidentale vit dans le
déni, incapable qu'elle est d'appréhender la vraie nature de la crise globalisée
qui se déploie depuis septembre dernier. Une crise structurelle, systémique et
non conjoncturelle, directement engendrée, enfantée serait plus juste, par la
perversité intrinsèque d'un modèle économique ultra-libéral entré
dans son ultime phase d'épanouissement, celle de la
décomposition anthropophage. Matrice de ce système plus
idéologique qu'économique, les Etats-Unis sont la cause première de cette crise,
le lieu où le monstre a été pensé, nourri, d'où il s'est déployé pour devenir
incontrôlable jusqu'à mordre la main de ses pères.
En 2002 déjà, suite à la rédaction de son ouvrage "Après l'empire",
Emmanuel Todd évoquait dans une interview au Figaro
l'hypothèse d'un effondrement des Etats-Unis sur le modèle de celui qu'a
connu l'ex-URSS. Aujourd'hui, après le ruineux échec de la guerre tout azimuts
contre le terrorisme, la crise systèmique est-elle le levier qu'a trouvé
l'histoire pour précipiter la chute de l'empire?
Si l'on oublie, durant quelques instants, ô combien libérateurs,
la propagande hollywoodienne et le totalitarisme intellectuel qui ont imposé
le mythe Américain dans les esprits européens (affaiblis par deux tentatives de
suicide en un siècle il est vrai), bref si l'on oublie les USA fantasmés de
notre inconscient, qu'en est-il réellement de ce pays?
Au plan économique
- Le déficit commercial est structurel et abyssal.
- Les Etats-Unis sont devenus un espace prédateur, spécialisé dans la
consommation.
- Ils empruntent quotidiennement plus d'un milliard de dollars au reste du
monde (ROW) pour maintenir leur train de vie.
- Ils sont donc désormais dépendants
du monde tant pour leur approvisionnement en capitaux qu'en marchandises
et en pétrole. «Glorieux mendiants planétaires», ils
seraient vulnérables à n'importe quel blocus.
Au plan géostratégique, les Etats-Unis sont coupés de
l'Eurasie où se concentre l'essentiel des ressources naturelles de
la planète. Une Eurasie qui échappe de plus en plus à leur influence et cherche
aujourd'hui son équilibre, sans eux, en progressant vers une alliance naturelle
entre l'Europe, principale puissance industrielle de la planète, et la
Russie qui se relève lentement mais sûrement de sa transition chaotique. La
Russie est d'ailleurs déjà redevenue un acteur essentiel dans le
jeu international et sa faiblesse relative la sert puisqu'elle lui permet
d'apparaître désormais comme un partenaire à une Europe qui n'a plus de raison
de la craindre. A terme, la Chine, dont le rapprochement avec la Russie
s'intensifie de jour en jour, devrait aussi rejoindre ce qui sera le nouveau
centre d'équilibre du monde.
Politique extérieure La chute de l'URSS et
l'expansion naturelle de la démocratie à travers le monde ont privé
les États-Unis du rôle politique planétaire qu'ils avaient depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale. Pour maintenir leur leadership, ils ont bien été
tentés par l'impérialisme après la désagrégation de l'empire soviétique. Les
États-Unis ont ainsi décidé de saisir l'opportunité de la tragédie
du 11 septembre (ou
de la créer selon que l'on croie ou non les fadaises
de la version officielle) pour se lancer dans un gigantesque
redéploiement de leurs forces, en Asie Centrale notamment, derrière l'écran
de fumée d'une guerre perpétuelle contre le terrorisme. Le 11 septembre a
ainsi permis de créer une réalité virtuelle, composée, faisant
naître le mythe d'une internationale terroriste, l'ubuesque
nébuleuse Al-Qaïda donc, qui menacerait l'ensemble du fameux "monde libre". C'était l'application de
l'idée orwellienne d'une guerre perpétuelle contre un ennemi insaisissable
qui devait permettre toutes les manoeuvres, toutes les agressions, tous
les bouleversements stratégiques. Ce fut un lamentable échec. Mais
affronter en prime time les nains militaires du
monde arabo-musulman avait au moins l'avantage de leur
permettre de simuler l'hyper-puissance par le biais d'un "micro-militarisme
théâtral" par ailleurs monstrueusement meurtrier. Reste que
l'unilatéralisme de cette stratégie, le mépris du droit international qu'elle
imposait ont eu pour corollaire la perte définitive, dans les
méandres des camps de détention secrets et de la pratique généralisée de la
torture, du statut de référence morale qui conférait jusque-là à l'hégémonie US
son caractère vaguement supportable.
Bien sûr, l'arrivée de l'équipe d'Obama devrait marquer une rupture avec
l'unilatéralisme et la folie guerrière des néocons. Mais reste à savoir quelle
sera la marge de manoeuvre réelle de BHO vis-à-vis d'un
système largement piloté par le complexe militaro-industriel.
Malgré un apaisement de la situation sur le front iranien
(en attendant de voir si Israël va finir par jouer les alliés en
rupture de ban et réussir à entraîner les USA dans une nouvelle guerre),
le déplacement annoncé de l'effort de guerre d'Irak, vers ce
qui va devenir le bourbier Afghan, laisse supposer que les
gesticulations militaires restent à l'agenda de la
Maison-Blanche, ce qui par ricochets continuera de fragiliser financièrement le
pays.
Situation intérieure A la fragilité extérieure se
superpose la fragilité intérieur. Car en définitive les Etats-Unis ne sont pas à
proprement parler une nation. Il s'agit plutôt d'un système utilitaire.
De defensa.org: "Les USA ne sont pas, selon notre
appréciation, une nation avec ce que le terme a de nécessairement héroïque
(d’historique), mais un système utilitaire. C’est ce que dit Tocqueville, qui
relève l’absence d’héroïsme de l’Amérique, au contraire des “républiques
anciennes” dont elle prétend s’inspirer. (Premier montage, montage originel,
cette prétention à l’inspiration antique, alors qu’il s’agit d’une trahison de
l’héritage.) L’Amérique est une fondation utilitaire, nullement une fondation
héroïque. Qu’elle soit habile, bien répartie dans la gestion de ses intérêts,
avec des vertus de boutiquier extrêmement remarquables, à l’origine dans tous
les cas, aucun doute. Mais elle n’a aucun lien avec l’Histoire, elle n’a pas
cette transcendance qui est notamment établie par la vertu de l’héroïsme (ou
«sacrifice de l’intérêt particulier au bien général»). L’intérêt particulier a
trouvé un bon placement dans une association et une organisation générales,
justement nommées “bien général”; ce n’est nullement un “bien public” au sens
classique, impliquant une mise à la disposition de tous d’une manière générale,
comme à une collectivité historique, renvoyant ainsi à la notion de
transcendance. Les citoyens US sont les actionnaires de ce “bien général” et lui
demandent régulièrement des comptes, avec bien sûr les plus malins qui
remportent la mise. Tout cela marche bien, comme une entreprise bien gérée, où
la rentabilité pour les actionnaires est la référence suprême." Nous
ajouterons que les circonstances mêmes de la création de ce pays le prive de
tout lien naturel avec la terre qu'il occupe puisqu'il a été bâti sur un
territoire volé au terme du génocide des Nations indiennes. La légitimité du
lien à la terre, qui constitue la référence première, le socle organique de la
constitution d'une véritable nation, fait encore ici défaut. En cela, les
Etats-Unis sont donc un pays "flottant" à la surface d'une terre volée. En
résulte un assemblage
artificiel profondément divisé où les tensions permanentes entre
les diverses
régions et communautés évoquent "la révolte encore contenue des
différences antagonistes rassemblées de force par un système", souligne
encore
de defensa.org, qui rappelle que "Lincoln et Grant savaient ce
qu’ils faisaient lorsqu’ils ordonnaient à Sherman de tout détruire de la culture
sudiste, de la “nation sudiste”, dans sa fameuse “marche de Géorgie” de 1864,
parce qu’ils savaient que le système ne peut accepter une véritable diversité.
Conclusion Le mythe hollywoodien, les Etats-Unis rêvés de
l'Occident, n'ont que peu à voir avec la réalité. Reste bien sûr une puissance
indéniable des Etats-Unis: celle d'avoir su lier le reste du monde à son sort,
de l'avoir pris en otage donc. D'où l'extrême difficulté et même l'impossibilité
des élites européennes d'envisager de se défaire des chaînes américaines,
persuadés qu'ils sont que la fin de l'empire entrainera la leur.
Sauf que l'hégémonie étasunienne, fondée sur l'hégémonie du dollar,
vacille désormais dangereusement. Jusqu'à aujourd'hui, les Etats-Unis ont
maintenu l'illusion de la puissance financière en captant l'essentiel des flux
de capitaux, en faisant marcher la planche à billets et en payant leur
marchandise à coup de Bons du Trésor qui ne valent pas le papier sur lequel ils
sont imprimés. Mais la construction était bancale et menace désormais de
s'effondrer sous les coups d'une crise à laquelle il faut bien reconnaître un
caractère logique, et finalement assez sain. Tout ce passe en effet comme si la
réalité économique, soumise comme n'importe quelle autre réalité à des lois
naturelles, réagissait à la manière d'un organisme attaqué par un système
toxique, l'ultra-libéralisme donc, en cherchant à le détruire. La crise actuelle
n'a en effet rien à voir avec une crise de réajustement ordinaire. Elle n'est
pas réductible aux seuls débordement d'un ultra-libéralisme débridé, comme
l'affirme l'écrasante majorité des analystes agréés, c'est-à-dire produits par
le système et donc prisonniers du système. L'ultra libéralisme n'est en effet
pas un système parallèle, mais bien la version ultime d'un capitalise arrivé à
pleine maturité.
Au jourd'hui, affronter la réalité est donc apparemment au dessus des
forces et des compétences de nos élites occidentales. Prises de panique, elles
tentent de doper le système en lui injectant milliards après milliards pour
qu'ils réussissent à survivre et à forcer la réalité, l'organisme, à le tolérer,
à le laisser vivre, au lieu de tenter de réduire la toxicité du
système. Partant, il est donc probable que le G20 soit un échec. Les quelques
voix européennes qui plaidaient dans le sens d'une régulation du système pour en
réduire au moins la toxicité se heurtent déjà en effet aux Américains qui ne
veulent qu'une chose: de l'argent. Ils veulent mettre la main sur les 100
milliards de dollars d'évasion fiscale qui leur échappe, d'où l'offensive
récente sur les paradis fiscaux, le secret bancaire helvétique. Ils veulent de
l'argent à injecter dans le système. Point à la ligne. Mais comme cet argent
n'aura finalement, à l'instar de celui injecté à ce jour, qu'une
valeur fictive, cette approche est bien sûr vouée à l'échec et rend
donc plausible l'hypothèse d'une flambée de la crise systémique jusqu'à
son terme , c'est-à-dire
l'effondrement du système.
Et c'est là, au creux de cette hypothèse bien sûr crépusculaire qu'émerge
celle, collatérale et tout aussi crépusculaire, d'une disloquation des
Etats-Unis. Une banqueroute généralisée du pays pourrait en effet
conduire certains Etats américains naturellement rebelles, en premier
ceux du sud, à refuser de continuer de financer Washington et à
marcher vers leur indépendance.
Politique fiction? A l'évidence. Reste que le risque n'en est pas moins
réel, puisqu'au moins théoriquement démontrable, une telle proposition étant
parfaitement impensable avec un pays comme la France par exemple.
Post scriptum Lors d'une récente discussion avec un
économiste fraîchement formaté par une haute école helvétique, ce
dernier reconnaissait bien la nature malsaine d'un capitalisme qui impose un
climat de guerre permanente à la planète au service d'une seule idée maîtresse:
le profit immédiat. Une guerre globalisée avec ses vrais massacres de masse
(famine, guerres entretenues par les pétroliers en Afrique ou dans le Golfe par
exemple), et ses massacres de masse virtuels (OPA agressives, fusions
et faillites débouchant sur des plans de licenciements massifs). Et convenait
donc du caractère systèmique et non conjoncturel de cette crise. Mais
alors pourquoi ne pas repenser le système? Le réinventer? En changer? "Il
n'y a pas d'alternative", fut sa conclusion. Le lendemain, un autre
économiste, chevronné cette fois, oeuvrant à l'échelle européenne, me confiait:
"La force du dollar [et, partant, du système américaniste donc] est
que tellement de gens l'ont accepté pendant tellement longtemps qu'ils sont
obligés d'y croire encore. D'ailleurs, ils n'ont pas vraiment le choix: le
premier qui proclame qu'il n'y croit plus finit comme Saddam Hussein."
Ce qui nous empêcherait de sortir de la crise serait donc un coktail
de lâcheté et de panne de la pensée. Avec au final une paralysie et
l'impossibilité d'envisager ou d'inventer d'autres futurs possibles, d'autres
systèmes, moins irresponsables, moins mutilants, simplement viables. Asservie
par la dictatrure des marchés et le système américaniste, l'économie ne pourrait
donc se penser que dans la violence, dans la barbarie faite à l'homme et à la
nature. Quelle formidable, quelle fabuleuse démission, quel fantastique échec de
l'esprit humain!
Il n'est pas dit que l'Histoire, qui a sa dynamique propre, se contente de
cette réponse.
L'hypothèse d'une disloquation des Etats-Unis, suite... Dans notre brève du 24 mars dernier (ci-dessous) nous évoquions l'hypothèse d'une disloquation des Etats-Unis à la faveur d'un effondrement économique (dont ici les dernières nouvelles concoctées par le LEAP. Voici un repérage intéressant de dedefensa.org qui signale que lors d'une réunion politique au Texas, on n'a pas hésité à parler sécession: "On découvre d’une façon convaincante, ou bien l’on en a confirmation, que le sujet ainsi débattu en général, qui n’est rien de moins que l’éclatement des USA, est un sujet très sérieux, très actuel, qui constitue secrètement un des grands thèmes importants des réflexions dans les USA en crise. Il est manifeste que l’éclatement est non seulement le stade ultime d’une crise grave aux USA, mais aussi le stade ultime naturel, sinon évident, d’une telle crise grave. La fragilité structurelle des USA, à laquelle nous croyons énormément, est ainsi mise en évidence." >>Lire le texte et ses liens