Contre l’abolition de l’homme
(De la bataille contre le Système, épisode VI)
14/11/2014 Certains
livres vous tombent dessus comme un météore dont l’impact n’est que
lumière. C’est ainsi qu’au détour d’un échange avec un éditeur Suisse
installé à Paris, j’ai entendu parler pour la première fois de
«L’abolition de l’homme», un
bouquin fulgurant, d’une actualité sidérante, pourtant écrit durant la
Seconde guerre mondiale par l’auteur irlandais C.S. Lewis (1).
L’écrivain y démontre que le rejet de toute morale universelle, le
subjectivisme absolu de notre modernité en somme, a conduit notre
civilisation à remplacer l’éducation des individus par leur «conditionnement»
à des valeurs détachées du réel et qui, à terme, conduisent à la «capitulation
de la Nature humaine» au profit d’une élite de
surmorts (2).
L’occasion idéale d’un épisode VI
donc, à notre série «De la
bataille contre le Système» (3)…
De Orwell à Huxley
Dans son
roman «1984», Orwell avait
imaginé un Etat totalitaire s’imposant par la violence, la surveillance,
la manipulation de la langue et le contrôle des médias. Dans son
«Meilleur des mondes» (4),
Huxley avait quant à lui eu l’intuition que le totalitarisme auquel
aboutirait fatalement le capitalisme dans sa version ultime serait un
totalitarisme dans lequel, ivres de consommation et gavés de
divertissements (5), les
esclaves auraient «l’amour de
leur servitude».
Aujourd’hui, nous constatons que la réalité qui s’impose peu à peu se
situe exactement entre les deux: surveillance,
Novlangue et contrôle des
médias pour tous ; «amour de la
servitude» pour ceux que le Système a correctement formatés et,
lorsque la situation l’exige (et
elle l’exigera toujours davantage à mesure qu’il deviendra impossible de
satisfaire aux désirs des masses), violence et répression pour les
récalcitrants.
Dans l’intime du processus de déshumanisation
L’immense
mérite de C.S. Lewis est de nous conduire dans l’intime de ce processus
de formatage, de déshumanisation qui permet au Système d’inculquer
in fine aux esclaves «l’amour
de leur servitude».
Son postulat est clair. C’est le rejet par le Système de toute morale
universelle, le dénigrement des valeurs traditionnelles et le
subjectivisme qui en découle qui permettent, grâce à une éducation
pervertie, de détacher l’homme de son humanité en le transformant en un
«produit fabriqué».
Pour Lewis en effet, toutes les grandes civilisations et religions
se recoupent sur les principes moraux essentiels, attestant de
«l’objectivité des valeurs».
Cet ordre moral objectif, cette loi naturelle, forme ainsi un socle
commun permettant à chacun de s’épanouir en harmonie avec la vérité du
monde et de la condition humaine. Certaines attitudes sont ainsi
réellement justes, d’autres réellement fausses, c’est-à-dire
«conformes à la réalité de ce
qu’est l’univers et de ce que nous sommes».
La juste valeur
Contrairement à ce que préconise l’éducation moderne où le
concept même de «jugement de
valeur» est devenu péjoratif, où tout n’est que subjectivité, il
rappelle que le jugement de valeur n’a rien de subjectif justement, mais
s’appuie sur des vérités reconnues, identifiées comme telles par
l’ensemble des civilisations et religions.
Les choses sont ainsi objectivement belles ou laides, bonnes ou
mauvaises, et on peut les apprécier à leur juste valeur car elles en ont
une; ou les haïr dans une juste proportion au regard de ce qu’elles ont
d’objectivement haïssable. A l’appui de sa thèse, il cite notamment
Aristote: «Le but de l’éducation
est d’apprendre à aimer et à haïr ce qu’il convient d’aimer et de haïr» ;
puis Platon: «Le jeune homme bien
élevé blâme et hait le laid avec un juste dégoût, et loue avec délice la
beauté en l’accueillant dans son âme et en s’en nourrissant pour devenir
un homme au cœur doux».
Ainsi, les émotions ou sentiments ne sont peut-être pas logiques,
mais ils sont «soit raisonnables
ou déraisonnables», en fonction de leur adéquation à la juste valeur
des choses sur lesquels ils portent. Pour Lewis, «la
tête gouverne les entrailles par l’intermédiaire du cœur, qui est le
siège d’émotions organisées en sentiments stables par des habitudes bien
entraînées».
En résumé : «Le cœur ne peut
prendre la place de la tête, mais il doit lui obéir (…).
Ne pas être résolu sur les
fondements ultimes, soit de la raison théorique soit de la raison
pratique, est [dès lors]
bêtise pure.»
Un nouveau catéchisme perverti
Pour Lewis,
ce condensé de croyances fondamentales, cette loi naturelle reconnue par
toutes les civilisations et religions – et qui permet d’organiser les
émotions en «sentiments stables»
– est logiquement «la seule
source de tous les jugements de valeur».
Il estime ainsi que l’homme de peut pas davantage «créer» de nouvelles
valeurs qu’il ne peut «créer de
nouvelles couleurs». «Il n’y
a jamais eu et il n’y aura jamais de jugement de valeur radicalement
nouveau dans l’histoire de l’humanité.»
Dès lors, la prétention de notre modernité à rejeter les valeurs
traditionnelles pour leur en substituer de nouvelles est une formidable
supercherie. Supercherie commandée au demeurant par une minorité
d’individus encagée dans une idéologie.
Pour Lewis, ces prétendues «nouvelles valeurs» ne sont en effet que des
fragments de la morale universelle «arrachés
arbitrairement de leur contexte global et démesurément gonflés jusqu’à
la folie dans leur isolement».
Et c’est exactement de cela qu’il s’agit lorsque notre Système
hypertrophie par exemple le principe d’égalité entre homme et femme
jusqu’à vouloir les confondre au point, comme le prophétisait Nietzsche,
«qu’il leur deviendra impossible
de s’aimer»;
c’est exactement de cela qu’il s’agit lorsque notre Système hypertrophie
le principe de liberté au point d’imposer partout laideur et vulgarité ;
c’est exactement de cela qu’il s’agit lorsque notre Système hypertrophie
le principe de tolérance et prétend faire de la déviance la norme, voire
de la norme la déviance ;
c’est exactement de cela qu’il s’agit lorsque notre Système hypertrophie
enfin sa vertu autoproclamée tout en en faisant un instrument de guerre
pour convertir la planète à sa nouvelle morale dégénérée.
De l’éducation à la propagande
Bien sûr, souligne Lewis, la morale universelle admet un
développement de l’intérieur, car c’est de l’intérieur que vient la
seule autorité pour la faire évoluer. Donc par ceux qui en ont une
connaissance profonde, qui en sont pénétrés, et non pas par quelques
philosophes-amateurs, militants encagés dans leur idéologie et leur
temps. C’est la différence entre «transformer
de l’intérieur et modifier depuis l’extérieur, la différence entre
l’organique et le chirurgical».
Aujourd’hui, le dénigrement des valeurs traditionnelles et le
subjectivisme totalitaire ont donc permis l’instauration d’un nouveau
catéchisme, d’une nouvelle morale qui se veut à portée universelle alors
qu’elle est construite sur des «valeurs» amputées, perverties, tronquées
ou «amplifiées jusqu’à la folie
dans leur isolement», des valeurs qui ont pour point commun
toutefois de servir l’idéologie nihiliste du Système et du Marché, au
seul profit de l’élite qui les gouvernent.
Il faut donc, insiste Lewis, «reconnaître
une validité absolue aux truismes fondamentaux de la raison pratique».
Car seule la morale universelle fournit à l’action humaine «une
loi commune qui peut à la fois englober les gouvernants et les gouvernés»,
qui «permet à l’autorité de ne
pas être tyrannie, à l’obéissance de ne pas être esclavage.»
Or si l’ancienne éducation, fondée sur les valeurs traditionnelles,
était «une sorte de propagation
où des hommes transmettaient la force de leur humanité aux hommes,
résume Lewis, la nouvelle n’est
que propagande. Là où l’ancienne éducation initiait, la nouvelle
conditionne.»
Soumettre la nature, puis l’homme
Cette volonté
de s’émanciper des contraintes morales de la nature humaine n’est qu’une
suite logique à notre prétendue domination sur la Nature.
Puisque nous nous sommes rendus maîtres de notre environnement, pensent
les faux-prophètes du Système, nous pouvons nous débarrasser de toute
morale universelle, de toute loi naturelle bref, de toutes les scories
des dieux que nous avons brûlés pour inventer notre propre religion,
reformater une humanité selon nos seuls désirs, nos seuls instincts,
mais dans le respect des lois du Marché bien entendu.
Sur cette idée de domination de l’homme sur la Nature, Lewis apporte un
démenti cinglant. «Le pouvoir de
l’homme sur la nature, dit-il,
n’est que le pouvoir de certains
hommes sur d’autres». Le pouvoir de générations qui, par leurs
choix, limitent le pouvoir des suivantes.
«Tout nouveau pouvoir conquis par
l’homme est un pouvoir sur l’homme. Chaque progrès le rend à la fois
plus fort et plus faible, puisque chaque progrès s’impose à l’homme,
conditionne son avenir et limite ses choix.»
«L’étape ultime sera atteinte
lorsque l’homme, par l’eugénisme, le conditionnement prénatal et une
éducation et une propagande fondée sur une psychologie parfaitement
appliquée, sera parvenu à exercer un contrôle total sur lui-même. La
nature humaine sera la dernière composante de la Nature à capituler
devant l’homme.»
L’hyper-pouvoir contre l’humanité
Bien sûr, de tous temps, on a essayé de faire capituler la Nature
humaine pour façonner un nouvel homme. Mais sans jamais y parvenir.
Sauf que, prophétise Lewis dès 1943, «les
façonneurs des humains de l’ère nouvelle seront dotés des pouvoirs d’un
Etat omni-compétent et armés de techniques scientifiques irrésistibles.
Nous serons enfin face à une race de conditionneurs qui pourront
réellement façonner toute postérité dans le moule qui leur convient.»
Inutile de dire que cette phrase peut-être réécrite désormais au
présent. Dans le premier épisode de
«La bataille contre le Système» (6),
nous avons détaillé l’hyperpuissance dont disposent aujourd’hui les
nouveaux maîtres du monde, et le caractère effectivement «irrésistibles»
des techniques de conditionnement dont ils disposent.
Et à la question de savoir si ces «conditionneurs» sont intrinsèquement
mauvais, Lewis apporte une réponse vertigineuse : «Pour
eux, le bon et le mauvais sont vides de sens, puisque c’est d’eux que
doit dépendre le sens de ces mots. (…)
Je ne crois pas que ces hommes
soient mauvais, je crois plutôt que ce ne sont pas du tout des hommes
(dans l’ancienne acception du mot).
En d’autres mots, ce sont des gens qui ont sacrifié leur part d’humanité
au sens traditionnel du terme pour se consacrer à la tâche de décider ce
que l’humanité doit signifier à l’avenir.»
En reniant la morale universelle, la loi naturelle, souligne Lewis,
«ils ont sauté dans le vide».
Quant aux esclaves dont le formatage aura réussi, Lewis estime qu’il ne
s’agit pas nécessairement de gens malheureux, mais de gens qui ont «perdu
toute humanité: ce sont des produits fabriqués».
Et de prononcer sa sentence finale :
«La conquête finale de l’homme s’avère être l’abolition de l’homme».
Conclusion
Reconnaître
comme intangible la loi naturelle et la morale universelle partagées par
les civilisations et les religions depuis des temps immémoriaux;
reconnaître qu’elles sont le fondement unique de jugements de valeur
objectifs : voilà qui vous place immédiatement, selon le nouveau
catéchisme, dans la catégorie des obscurantistes.
Mais on pourrait toujours rétorquer qu’il ne s’agit finalement là que
d’un jugement de valeur, sans valeur donc. Petite pirouette qui permet
au passage de souligner la bêtise d’une nouvelle philosophie dont le
principe fondateur porte en lui l’évidence de son impossibilité.
Au final, ce livre de C.S. Lewis est un monument d’intelligence et
d’intuition haute, qui nous dit beaucoup de l’idéologie nihiliste du
Système et de sa mécanique intime.
Le constat est là : l’éducation moderne et la propagande diffusée par
des médias sous contrôle ne visent en rien à éveiller les hommes et à
les élever, mais au contraire à créer dans leur cœur et leur esprit un
brouillard insensé qui permet
à l’élite des surmorts du Système de les réduire en esclavage.
Reste donc à savoir si une révolte est possible face à un formatage de
l’humanité opéré avec une telle puissance. La crainte est en effet très
forte que, comme la grenouille plongée dans un bain porté lentement à
ébullition ne s’aperçoit de rien et fini bouillie sans le savoir, les
hommes s’habituent, d’une génération à l’autre, à vivre sans autres
valeurs que celle de leur Moi surdimensionné, sans autres valeurs que
celle de leur désirs et de leur plaisirs confondus, dans l’amour de leur
servitude.
«On ne regarde plus les arbres
comme les dryades et on n’en voit plus la beauté dès l’instant où on les
débite en planches, explique Lewis.
Le premier à le faire à sans
doute ressentit cruellement ce qu’il en coûtait.» Mais ensuite?
Le regard glacé que nous force à poser sur les choses le nouveau
catéchisme du Système est celui du scientifique
formaté qui s’interdit tout
jugement de valeur sur l’objet observé, en nie toute valeur objective
et, ainsi, le prive d’une partie de sa réalité, peut-être même la plus
importante.
Avec son nouveau catéchisme, le Système nous éduque désormais à réduire
notre vision du monde à quelque chose de totalement subjectif et, ce
faisant, il nous impose d’en nier la
valeur au sens traditionnel
du terme, d’en nier la part divine en somme.
C’est la vision que portent sur le monde les surmorts qui prétendent
façonner l’homme nouveau: un monde sans dieu, sans humanité, sans valeur
et sans âme, un monde déjà mort, comme eux.
Un regard glacé et glaçant qu’à terme, ils nous invitent à poser sur
nous-mêmes.
A bon entendeur comme on dit…
Publié sur entrefilets le 14
novembre 2014
2
Nous avons emprunté le terme de
«surmorts» à l’écrivain et poète suisse Maurice Chappaz qui, dans
une lettre de 1968 écrivait : «J’ai
localisé le pouvoir réel, brutal dans l’économie et vu les velléités,
les complicités, les mensonges, le blanc qui devient noir dans les
partis politiques, tous les partis. Et le social a comporté pour moi un
élément de dégoût que tu ne peux imaginer: le nazisme. Le commercial
totalitaire le resuce en lui: cette tuerie d’arbres, de phoques, cet
empoisonnement de l’air, des eaux, ces massacres divers et cette
propagande, cette réclame pour l’englobant industriel, le «progrès»
carrément détachés de l’humain. Les vrais parasites modernes ne sont pas
les clochards, les beatniks, mais justement les activistes de la
construction inutile, du gaspillage des sources et des ressources,
spéculateurs, menteurs en tous produits et appétits. Nous connaissons
aussi ces volontés de puissance à l’œil parfois très intelligent de
surmorts, qui délèguent aux
fonctions publiques les bureaucrates, des types, des espèces de chauves
graisseux moins costaux qu’eux-mêmes. Les
surmorts ont besoin
d’otages, de médiocres qui limitent toujours un pays aux affaires.»
3 Tous les épisodes de La bataille contre le Système
4
Une interview de Aldous Leonard Huxley
5
Voir aussi le concept de «Tittytainment»
6
De la bataille contre le Système, épidose I