Interview exclusive du général Michel Aoun :
«Utiliser des terroristes
pour faire plier al-Assad est très dangereux»

 Michel Aoun

09/03/2015 Depuis des décennies, le Liban fait figure d’entonnoir pour toutes les crises qui secouent le Moyen et le Proche-Orient. Riyad, Washington et Israël y déploient une influence désastreuse en instrumentalisant le féodalisme et le confessionnalisme qui restent la plaie du pays. Quinze ans après la fin de ce que l’on a faussement appelé la «guerre civile libanaise», le pays cherche encore son salut et reste plus que jamais l’otage des grands-jeux régionaux. Chef du Courant Patriotique Libre, le général Michel Aoun se bat sans relâche pour l’unité et la souveraineté de son pays. Patient et résolu ; inspiré mais pragmatique, visionnaire autant qu’incorruptible, cet homme d’exception pourrait devenir le prochain Président du Liban, mettant ainsi fin à 8 mois de vacance de la Présidence. Il a accepté de répondre aux questions d’entrefilets.com. Interview exclusive.

Une vie au service du Liban
La vie du général Michel Aoun est indissociable de celle du Liban. Tour à tour officier héroïque, résistant acharné et politicien de génie, son nom marque chaque page de l’histoire de ce Liban qu’il aime avec passion et désintéressement. Les grands médias ont découvert son nom avec sa nomination au poste de Président du Conseil des ministres en 1988. Héritant d’un Liban alors en pleine guerre, Michel Aoun avait tenté (déjà) de libérer le pays des influences extérieures, et de mettre les milices au pas. Il fut finalement contraint à l’exil après l’invasion du Pays du Cèdre par la Syrie en 1990, invasion «autorisée» par les Etats-Unis en échange du soutien de Damas lors de l’opération «Tempête du désert» contre l’Irak. Tout au long de son exil, il luttera politiquement pour libérer son pays du joug syrien. Avec succès. Triomphalement accueilli à son retour au Liban en 2005, il n’a eu de cesse depuis de lutter pour la stabilité du pays. Son génie politique le conduira à réaliser une entente historique avec Hassan Nasrallah, chef du mouvement chiite Hezbollah.

Verbatim


M. Kerry aurait confié à l’archevêque de Beyrouth qu’il pensait que le Liban aurait
«un Président d’ici à deux mois». Mais il semble conditionner cela à un accord sur le nucléaire avec l’Iran. Qu’en pensez-vous ?

La déclaration de M. Kerry n’est tout à fait claire. Il est cependant certain que le poids des interférences extérieures a toujours été important dans la vie politique libanaise. Or il y a un apaisement en cours entre l’Iran et  Washington d’une part, et entre l’Iran et l’Arabie saoudite d’autre part. Cet apaisement laisse en effet entrevoir une solution pour le Liban.

Les Américains permettraient-ils votre élection ?

Oui. Les Américains comme les autres savent que, par mon comportement, j’ai toujours recherché la cohésion entre les différentes communautés libanaises pour préserver la stabilité du pays. Et pour tout le monde, la stabilité du Liban est très importante.

Mais le camp chrétien est lui-même encore divisé ?

Il y a certainement des divergences mais il y a surtout un consensus là aussi sur la nécessité de préserver la stabilité du pays. Que ce soit en Irak, en Libye, au Yémen ou en Syrie, beaucoup de pays, notamment du pourtour méditerranéen, sont noyés dans le feu et le sang. La stabilité du Liban est d’autant plus capitale.

Vous avez été le principal héros de la résistance lorsque la Syrie occupait le Liban. Et vous en avez payé le prix fort par un exil de 15 ans. Aujourd’hui, vos alliés du Hezbollah combattent contre Daesh en Syrie, et vous soutenez la légalité Syrienne. Expliquez-nous votre position ?

Lorsqu’un pays occupe vos terres, vous devez le chasser. Mais ensuite, il faut rétablir des relations de bons voisinages. C’est ce que nous avons fait. Maintenant, si le régime de Bachar al-Assad devait s’effondrer et que les terroristes de Daesh devaient prendre le pays, ce serait un chaos pire qu’en Libye. L’engagement du Hezbollah a permis de protéger nos frontières et de préserver notre intégrité territoriale.

Les Américains ont envoyé des armes au Liban pour aider l’armée à lutter contre Daesh et les Français devraient le faire d’ici avril. Mais tous deux soutiennent en même temps les rebelles contre Bachar el Assad qui combat lui aussi Daesh sur le terrain. C’est un peu une politique de pompier-pyromane non?

Malheureusement, l’attitude des Occidentaux est difficilement lisible et n’aide certainement pas à la pacification. Certains pensent se servir de groupes terroristes pour faire capituler Bachar al-Assad. Mais ensuite quoi ? C’est très dangereux. Si Daesh devait triompher en Syrie ou en Irak, même l’Europe et la Russie finiraient par être atteintes. N’oublions pas qu’en Tchétchénie notamment, la braise islamiste couve encore.

Vous parlez de la Russie, comment voyez-vous cette nouvelle guerre froide entre Washington et Moscou qui a surgit de la crise ukrainienne.

Il était clair que la Russie ne pouvait pas accepter de perdre ses accès à la Méditerranée. Mais je ne crois pas à une confrontation directe. Les Européens ne l’accepteront pas. Une Ukraine fédérale paraît être une solution incontournable.

En tant que responsable chrétien, votre alliance avec le Hezbollah chiite montre qu’un dépassement de ce confessionnalisme qui empoisonne la vie politique libanaise est possible. Un tel accord étendu aux Sunnites serait une véritable révolution politique au Liban, et un modèle de cohabitation pour le monde entier ? Est-ce possible ?

Nous avons déjà fait la moitié du chemin pour cela. Nous devons veiller à l’équilibre entre les différentes confessions et à leur légitime représentation politique. C’est le fondement de mon action car la stabilité du Liban passe par son unité.

Face aux agressions israéliennes, une structure comme celle la branche militaire du Hezbollah est manifestement la bonne réponse. Mais à long terme, comment voyez-vous la cohabitation?

Au plan sécuritaire, notre accord avec le Hezbollah recouvre deux aspects : la résistance à l’expansionnisme israélien au Sud, et la lutte contre le terrorisme. Bien évidemment, une fois ces situations aplanies, beaucoup de solutions existent pour l’intégration de la branche militaire du Hezbollah dans le respect de la souveraineté nationale, comme par exemple sous la forme d’une force de réserve. Mais ce n’est pas la seule option. Ce qui est sûr, c’est que des solutions existent.

Si vous êtes élu à la Présidence, dans quel domaine voudriez-vous agir en premier ?

Il y en a beaucoup en fait. Le Liban a cruellement besoin de réformes dans de nombreux domaines autant économiques que sociaux. Nous devons moderniser nos institutions.

Vous pensez aux problèmes de confessionnalisme ?

Il faut éduquer les jeunes générations pour en finir avec l’esprit de clan ou la tentation du repli confessionnel.  La nation une et indivisible doit être le bien commun de tous. Il y a un immense travail à accomplir pour en finir avec les vieux réflexes. Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Mais nous y arriverons.

Publication originale d’entrefilets.com, le 9 mars 2015

Pour aller plus loin :

>>Entre 1988 et 1990, nous avons partagé le quotidien des Libanais durant la guerre dite «de Libération». Voici notre galerie photos.

>>La guerre de libération, 1988-1990

>>D’anciens articles sur le Liban