De la chute de l’Empire à la surfusion du Système
23/12/2015
L’expérience est étonnante. Vous mettez une bouteille d’eau au
congélateur environ 2 heures et demie puis vous la ressortez
délicatement. Vous constaterez que l’eau est toujours liquide bien que
sa température soit largement descendue en-dessous de zéro. Il suffit
alors d’un simple choc sur la bouteille pour que l’eau se transforme
instantanément en glace. L’effet est saisissant. C’est la «surfusion».
Cette «transition de phase» brutale peut aussi s’appliquer à la biologie
comme aux sociétés humaines. Ainsi, à l’image de l’eau de notre
bouteille, le Système néolibéral américaniste qui a produit notre
contre-civilisation se
trouve-t-il déjà bien en-dessous du degré zéro fatidique. Malgré son
apparente normalité, il est ainsi dans un
état de désorganisation totale et un simple
choc pourrait suffire à provoquer son effondrement. La chute de
l’Empire US, aujourd’hui en phase terminale, sera à n’en pas douter le
choc décisif en question.
L’illusion de l’hyperpuissance
Depuis plusieurs années déjà, le déclin de l’Empire étasunien
connaît une accélération phénoménale. Son économie ne tient debout qu’au
prix d’un endettement permanent. Sur le plan militaire, le Pentagone
engage des moyens toujours plus colossaux pour des résultats toujours
plus lamentables, butant même contre un plafond de verre en matière de
technologie militaire. Enfin, au plan géopolitique, l’Empire accumule
les ratages et les erreurs et ne peut qu’assister au reflux de son
leadership sur les affaires mondiales.
Désormais, même si la puissance US est encore bien réelle, elle est sans
commune mesure avec l’idée que l’on s’en fait. C’est que l’image de
l’hyperpuissance étasunienne est surtout le fruit d’une illusion
fantastique, d’une merveilleuse opération de «com’»
soutenue par 70 ans de propagande hollywoodienne qui ont hypnotisé les
esprits. Sous le vernis, l’Empire se fissure. Il est même en train de
perdre la dernière bataille, celle des cœurs, et il n’y a plus guère que
la caste politique libérale et son clergé médiatique pour croire encore
à ses tours de magie.
Une économie faisandée
Ainsi, au plan économique d’abord, la résilience américaine est un
leurre. Aujourd’hui aux Etats-Unis, plus de 46 millions d’américains
font la queue devant les banques alimentaires (1).
Le chômage explose malgré des statistiques bidouillées (2)
qui permettent au Marché des fous de croire encore au mirage. Mais
en réalité, si l’on inclue les chômeurs de longue durée éjectés des
statistiques sous Clinton, le chômage US oscille entre 13% de la
population active pour les estimations les plus optimistes, et 23% (3)
pour les plus réalistes.
Seule la toute-puissance du dollar dans le négoce international, dopé
par une planche à billets qui tourne à plein régime, maintient le
Titanic US à flot au prix d’un endettement sans fin. A l’heure actuelle,
le cumul des dettes publique et privée US culmine au chiffre
stratosphérique de 64'000 milliards de dollars
(4).
Le dollar est désormais une telle monnaie de singe que même le FMI a
intégré le Yuan chinois comme monnaie de réserve. La montée en puissance
des BRICs leur a aussi permis toutes les audaces, y compris celle de
créer leur propre banque d’investissements concurrente de la Banque
mondiale sous obédience américaine.
En réalité, les Etats-Unis n’ont plus les moyens de défendre leur
hégémonie monétaire et même le négoce de l’énergie, et notamment du
pétrole, commence à se faire en roubles ou en yuan, ce qui était
impensable il y a quelques années encore. Tous les régimes qui avaient
eu jusque-là eu la prétention de se passer du dollar dans le négoce
énergétique, comme l’Irak ou la Libye, ont été rayés de la carte.
On en est plus là.
Désormais, il ne s’agit plus de savoir quelle sera la prochaine bulle
spéculative made in US à
éclater, mais quand, sachant qu’elle est là, sous le vernis, en train
d’enfler, inéluctablement.
Un Rambo aux pieds d’argile
Au niveau militaire, c’est le même mirage, la même fascination
construite, la même illusion. Malgré 620 milliards de dollars de budget
annuel; 1,5 millions de personnels militaires; 20'000 tanks et avions;
une centaine de porte-avions et de sous-marins; des dizaines d’agences
de renseignements regroupant des milliers de barbouzes; les performances
militaires de l’Empire sont lamentables.
Depuis 25 ans, toutes ses interventions se sont soldées par de cuisants
échecs, que ce soit en Irak et en Afghanistan ou, maintenant, dans la
proxy-war syrienne.
En un quart de siècle de gesticulations militaires, et malgré
l’inside job du 11 Septembre (5)
et le fameux remodelage du Moyen-Orient qu’il avait permis, l’Amérique a
perdu l’Asie centrale et est en train de perdre le Moyen-Orient.
Bien sûr, la fascination reste. Les Etats-Unis ont de merveilleux
porte-avions qui sillonnent les mers en permanence, de fabuleux
bombardiers officiellement furtifs qui scintillent dans le ciel, mais à
quoi servent-ils au juste?
Qui se soucie encore en effet de contrôler à grands frais la surface
totale des mers à la manière des thalassocraties des
siècles passés, alors qu’un seul avion russe, grâce à ses nouveaux systèmes de
brouillage (6), peut
s’approcher suffisamment de chacun de ces mastodontes pour les envoyer
par le fond en un clic. A quoi sert-il encore d’avoir des bombardiers furtifs
si chers à produire que le Pentagone n’ose pas les sortir sans une
escadrille complète de chasseurs en escorte, annulant du même coup leur
si onéreuse furtivité?
De même, alors que la Russie et la Chine multiplient les avancées
technologiques en matière d’armement en construisant des outils simples
mais performants et efficaces, le Pentagone est désormais incapable de
briser le plafond de verre technologique qui le conduit à enchaîner les
fiascos comme des perles (7),
à l’image de ce fameux bombardier du futur JSF dont le prix ne cesse
de s’envoler mais qui, lui, ne vole toujours pas.
Aujourd’hui, même les analystes anglo-saxons estiment que les Etats-Unis
sont dépassés en matière de technologies militaires face aux matériels
russes et chinois (8).
Géopolitique de la fuite en
avant
Au plan géopolitique enfin, le constat est également douloureux pour
l’Empire. Même sa tentative de fracturer l’Eurasie en créant de toutes
pièces une guerre en Ukraine est loin d’avoir donné les résultats
escomptés.
En un tour de main et avec l’aide de quelques petits hommes verts,
Vladimir Poutine a tourné la manœuvre à son avantage en rapatriant la
Crimée dans le giron russe, s’assurant ainsi un accès définitif aux mers
chaudes de manière quasi inespérée.
Cette nouvelle Guerre Froide 2.0 a même été un formidable accélérateur
pour pousser la Russie et la Chine à intensifier leur coopération à tous
les niveaux. Dans sa tentative désespérée de créer son fameux
«intermarium» (9) pour
empêcher tout rapprochement entre l’Europe et la Russie, les Etats-Unis
ont précipité la constitution d’un bloc asiatique redoutable avec
lequel, tôt ou tard, l’Europe opèrera une jonction.
Même l’Inde et le Pakistan sont désormais en passe d’intégrer
l’Organisation de Coopération de Shanghaï qui regroupe déjà nombre de
république d’Asie centrale en plus de la Chine et de la Russie.
Cet affrontement homérique où l’Empire recule inexorablement prend toute
son ampleur dans le nouveau Grand Jeu autour des ressources énergétiques
et de la fameuse «guerre des tubes» ou «pipelineistan», c’est-à-dire la
guerre pour le contrôle des routes d’acheminement du pétrole et du gaz.
Une guerre qui explique d’ailleurs en grande partie la soudaine
réhabilitation de l’Iran et la guerre actuelle en Syrie notamment.
Mais là aussi, là encore, les Etats-Unis voient leurs projets sévèrement
contrariés (10), armes à la
main si nécessaire. Russie et Chine n’hésitent désormais plus à défendre
militairement leurs intérêts face aux manigances d’un Empire US qui ne
fait plus peur.
Or un Empire que l’on ne craint plus est un Empire à l’agonie.
L’Empire US ne se bat plus aujourd’hui pour grandir, ni même pour se
maintenir, il se bat pour freiner son déclin.
Et si l’Empire n’est certes pas mort et conserve une terrible capacité
de nuisance, il n’en est pas moins vaincu.
De l’indignation à la révolte
La chute de l’Empire est donc une affaire de temps, et elle
entraînera tout aussi inéluctablement la chute du Système néolibéral
dont il est la matrice.
Nous ne croyons pas en effet à un simple basculement des centres de
pouvoir de l’Occident vers l’Asie, avec la simple reprise en mains des
mêmes structures néolibérales mortifères par d’autres, ce qui
reviendrait à reculer pour mieux sauter.
Nous avons la conviction que la chute de l’Empire US sera le point de
rupture, le choc qui provoquera la surfusion (11)
du Système.
Le séisme sera sans aucun doute terrible, mais salutaire.
Le modèle de société néolibéral qui a produit la contre-civilisation qui
est la nôtre est en effet un cancer qui ronge et détruit non seulement
le vivant, la terre, les mers, l’air, tout ce qui marche, nage, pousse
ou vole, mais qui annihile aussi les sociétés humaines, les rabaissant à
un agglomérat d’égoïsmes en concurrence, de consommateurs compulsifs
aliénés aux «cerveaux
[définitivement] disponibles».
Notre planète n’est déjà plus capable de digérer toutes les déjections
de ce Système de production de masse et, si cette folie propre à
«consommer tout l’univers» ne cesse pas, il est évident que nous
disparaîtrons.
En provoquant une surfusion
du Système par sa dynamique propre, l’Histoire pourrait cependant nous
sauver de nous-mêmes en nous aidant à tirer la chasse sur cette pègre
néolibérale et en offrant l’opportunité d’un changement radical.
Il appartiendra alors aux sociétés civiles de saisir la chance offerte,
de cesser de s’indigner inutilement pour enfin se révolter, d'abord pour
empêcher le Système d'instaurer ce totalitarisme qui constitue son
aboutissement naturel et sa dernière ligne de défense, ensuite pour se prendre
en mains et développer d’autres façons d’être, de cohabiter et de
coopérer, pour nourrir d’autres idéaux que la propriété et la
possession, pour chercher à bâtir, enfin, cette société
«libre, égalitaire et décente»
à laquelle nous avons pour l’instant renoncé.
Mis en ligne par entrefilets.com,
le 23 décembre 2015
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