Comment Washington, Tel-Aviv et Riyad
travaillent à la création d’un Etat Islamique
docilisé
29/01/2014 Le fameux croissant chiite qui va de Téhéran au Sud-Liban, en
passant par Bagdad et Damas, reste plus que jamais la bête noire des
Etats-Unis, d’Israël et des pays du Golfe. Aujourd’hui, ce triumvirat et
leurs laquais travaillent d’arrache-pied à la création de facto de cet
Etat islamique qu’ils prétendent combattre. En réalité, la campagne de
bombardements en cours ne sert qu’à en fixer les futures limites
géographiques. Ensuite, la zone ainsi créée sera «docilisée» par un
océan de pétrodollars et l’extermination des récalcitrants. But final de
l’opération: créer un ventre mou régional sunnite qui permette enfin de
casser physiquement ce diable d’axe chiite et affaiblir ainsi à la fois
l’Iran, le Hezbollah et par ricochet le Hamas palestinien.
Le triumvirat des peuples élus
autoproclamés…
Avant d’entrer dans le vif du sujet: un petit détour par notre
fameux triumvirat, histoire de présenter les acteurs du dernier jeu de
massacre géopolitique en cours.
On connaît par cœur l’alliance indéfectible qui unit les Etats-Unis à
leur 51ème Etat israélien, et qui permet à l’entité sioniste
d’accumuler en Palestine et au Liban notamment les pires boucheries et crimes de
guerre depuis 60 ans sans aucun souci du lendemain.
On connaît aussi la révérence humide (1)
de Washington et des pays du Bloc atlantiste pour la monarchie
saoudienne, même si cette dernière est l’une des plus brutales
théocraties du monde arabo-musulman; même si son wahhabisme rétrograde
est la matrice idéologique des terroristes d’al-Qaïda, Daech, al-Nosra
et Cie.
On connait moins en revanche l’axe Riyad-Tel-Aviv puisque,
instinctivement, on aurait plutôt tendance à classer la Grande Mosquée
saoudienne dans le rang des ennemis «naturels» d’Israël. Sauf que, comme
on dit, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Or dans sa course
effrénée pour conserver le leadership du monde musulman, Riyad n’a qu’un
seul véritable ennemi: l’Iran chiite et ses alliés (2).
Et il se trouve que pour des raisons sécuritaires cette fois, c’est
exactement le cas pour Tel-Aviv qui craint par-dessus tout l’Iran et
l’arsenal du Hezbollah.
Avec l’axe Washington–Tel-Aviv–Riyad, qui regroupe l’«exceptionnalisme»
américain (3), l’Etat-juif
militarisé et la Mecque du salafisme: c’est un peu le triumvirat des
peuples élus autoproclamés réunis dans la plus improbable et effrayante
des coalitions.
Alimenter mais circonscrire
l’incendie
Au plan opérationnel, l’idée est donc simple et complexe à la fois.
Simple car il s’agit d’un côté d’alimenter l’incendie
(argent, armes, combattants) des djihadistes de Daech, al-Nosra et
consorts; mais complexe aussi car, de l’autre, il s'agit de circonscrire
les contours du sinistre pour qu’il
ne ravage que la zone voulue (>>voir
notre carte).
Au nord, pas question ainsi de s’approcher de la zone kurde et d’Erbil,
chasse-gardée à la fois des Américains et des Israéliens pour lesquels
le clan Barzani roule à tombeau ouvert si l’on ose dire.
Pas question non plus d’exercer une trop forte pression sur la frontière
Turc, pays membre de l’OTAN par où nombre de djihadistes étrangers
passent (4). Les frappes US
se concentrent d’ailleurs majoritairement sur ces deux zones pour fixer
de facto la limite nord de l’EI en Syrie, et sa limite Est en Irak.
En Irak toujours, la limite Sud de l’EI se dessinera naturellement en
venant buter contre la partie chiite du pays où il n’a aucune chance de
s’implanter.
Pour la limite Ouest irakienne, elle devra nécessairement être fixée
assez loin des frontières du grand allié des Etats-Unis qu’est la
Jordanie, où nombre de mercenaires font escale en ce moment pour y être
formés par des instructeurs américains avant de partir semer la terreur
en Syrie (5).
Hezbollah-armée: le binôme
gagnant
Enfin, reste le problème de la frontière Ouest de l’Etat islamique
en Syrie, frontière qui longe les zones particulièrement sensibles que
sont le Liban et Israël.
S’agissant du Liban, il est évident que c’est grâce à l’engagement du
Hezbollah, puis de celui de l’armée libanaise, que le Pays du Cèdre a pu
éviter d’être aspiré dans la spirale de la guerre. Notons aussi à ce
stade que c'est l'entente entre le Courant Patriotique Libre du général
chrétien Michel Aoun et le Hezbollah qui permet actuellement la
stabilité du pays sur son versant politique. Mais la pression reste
très forte et des attaques sanglantes occasionnent de nombreuses pertes
dans l’anti-Liban par exemple (6).
A l’heure où nous écrivons ces lignes, plusieurs milliers de terroristes
de EI et al-Nosra sont coincés dans un chaudron dans le Jurd, entre le
Liban et la Syrie, pris sous les feux croisés de l’armée loyaliste de
Bachar el-Assad, de l’armée libanaise et des forces du Hezbollah.
Inutile de dire que l’hiver aidant, l’espérance de survie des
djihadistes pris dans la nasse fond comme neige au soleil…
Quand Israël parie sur al-Nosra
Plus au sud, Israël a engagé une partie particulièrement perverse en
soutenant clairement les bouchers d’al-Nosra.
«Nous savons qu’Israël accueille des blessés d’al-Nosra dans ses
hôpitaux pour les renvoyer ensuite au combat», nous confiait hier
une source libanaise très bien informée.
Pour l’Etat hébreu, l’objectif est en effet de tisser des liens étroits
avec le groupe salafiste dont il entend se servir ensuite comme d’une
force supplétive pour tenir une zone tampon qui courrait le long du
Golan. Un peu comme il l’avait fait en son temps avec l’Armée du Liban
Sud (ALS).
«Lorsque vous avez aidé des
combattants, précise notre source,
négocié avec ses chefs et fait en
sorte qu’ils vous doivent finalement beaucoup de leur succès et de leur
survie, il est facile ensuite de traiter l’après-guerre avec eux en
bonne intelligence.»
Ainsi, pour Israël, une chute de Bachar el-Assad – qui
ferait voler en éclat le croissant chiite et casserait les lignes
d’approvisionnement en armes du Hezbollah et du Hamas – représente
ainsi un bénéfice bien supérieur au risque encouru par la présence de
djihadistes aisément manipulables.
Et puis, souvenons-nous que l’éclatement de l’Irak et de la Syrie figure au programme de l’Etat-major israélien depuis les années ’80 (7).
Iran et Russie en embuscade
En résumé, l’Etat islamique ainsi créé avec les garde-fous adéquats
– dont pourquoi pas des casques
bleus pour faire tampon –, pourrait même devenir à terme un
partenaire officieux tout à fait convenable pour le Bloc atlantiste et
Israël, une fois la poussière de la bataille retombée; les tribus
sunnites achetées et les cadres djihadistes récalcitrants exterminés
lors d’une opération de nettoyage inspirée de celles conduites au
Vietnam (Phoenix) ou en Amérique latine (Condor).
Reste qu’évidemment tout cela est très joli sur le papier, mais
l’affaire est loin d’être pliée.
Car hormis le risque de perte de contrôle de l’incendie par le Bloc
atlantiste, l’Iran, la Russie, la Syrie légaliste et la résistance
libanaise sont également à la manœuvre et sont loin, très loin, d’avoir
dit leur dernier mot.
PS :
Une attaque du Hezbollah
dans la zone des Fermes de Chebaa occupée par Israël a fait deux morts
et des blessés dans les rangs de l’armée sioniste mercredi.
Il s’agissait d’une riposte attendue à l’attaque perpétrée par Israël en
Syrie il y a une dizaine de jours, et qui avait provoqué la mort de six
combattants du Hezbollah et d’un général iranien. Mais le Hezbollah a
aussi clairement voulu dire à l’entité sioniste qu’elle n’avait pas les
mains libres dans la région du Golan. Israël a riposté à son tour,
tuant… un soldat espagnol de la Finul.
Il est peu probable qu’Israël prenne le risque de déclencher aujourd’hui
une nouvelle guerre contre le Hezbollah qui lui avait déjà infligé
l’humiliant revers que l’on sait en 2006, alors qu’à l’époque, la
résistance libanaise disposait d’un arsenal bien moindre que celui
qu’elle détient aujourd’hui (env. 100'000 roquettes).
Mis en ligne par entrefilets.com
le 29 janvier 2015
1
Cette révérence est bien évidemment liée au ciment nauséabond du
pétrole, mais pas seulement. Les USA se sont en effet toujours appuyés
sur les sunnites pour conduire leur conquête du Moyen-Orient. Le
sunnisme est en effet un pouvoir de marchands. Il préconise d'obéir au
prince, fusse-t-il corrompu, puisque l'on ne saurait présumer du
jugement final de dieu sur le bonhomme. A l'inverse, le chiisme ne fait
pas de compromis avec le prince si celui-ci est perverti et préconise
dès lors son renversement. Comme le souligne François Thual dans sa
Géopolitique du chiisme: «Vivre
dans l'attente du retour de l'Imam en luttant contre l'injustice sur
cette terre est, très globalement, le programme de cette religion dans
son aspect profane.» La pire des hérésies pour l'Occident qui, comme
la Sunna, est un pouvoir de marchands qui veut bien traiter avec
n'importe quel prince, tortionnaire, dictateur ou despote on s'en fout,
pourvu qu'il ait le même dieu que lui, la Grande Calculette donc.
2
Depuis la première guerre du Golfe, jamais les pétromonarchies n’ont été
plus éloignées de leurs références islamiques et leur soumission aux
intérêts américains, voire israéliens, est très mal perçue par la rue
arabe. Avec des positions (anti-israéliennes, anti-américaines) aux
antipodes de ses voisins du Golfe, Téhéran s’affirment donc de plus en
plus comme une référence religieuse plus convaincante malgré le fossé
qui sépare les branches sunnites et chiites de l’Islam. Au demeurant, on
constatera aussi que les pays du Golfe sont en proie à des troubles
souvent liées à leurs très fortes minorités chiites, sans parler de
Bahrein dont la population est à 70% chiites. Pour les puissances du
Golfe, la priorité absolue est donc à la chute de l’Iran chiite, dont la
déstabilisation du régime chiite alaouite de Bachar al-Assad est un
préalable.
3
Les Etats-Unis et le facteur religieux
4
Flux de combattants étrangers
5
Tentative de dessiner les futurs contours de Daech
6
Soldats libanais tués à la frontière
7
Stratégie pour Israël dans les années ‘80