Daesh/EI, miroir de notre infamie
11/08/2015
Sa vertueuse tentative de «remodelage du Moyen-Orient» ayant, comme
prévu, accouché du monstrueux incendie que l’on sait, le Bloc atlantiste
occidental est contraint de s’adapter pour tirer encore profit du chaos.
L’allié saoudien ayant perdu de sa superbe
(trop mouillé dans le terrorisme, plus assez de pétrole, en passe d’être
submergé par Daesh/EI)
l’idée lui est donc venue de réhabiliter l’Iran, pourtant ennemi juré de
l'Occident triomphant depuis 35 ans. Même le chiisme tant méprisé de ses
ayatollahs se voit tout à coup paré de toutes les vertus au détriment du
sunnisme marchand des Saoud, soudain tombé en disgrâce. Du statut de
dangereux fanatiques, les Iraniens sont ainsi en train de passer à celui
d’«Occidentaux
de l’Orient»
(SIC), pour reprendre une prétentieuse formule que Régis Debray pensait
sans doute flatteuse. Sauf qu’à y regarder de plus près, le Bloc
atlantiste est largement plus proche, idéologiquement parlant, de la
barbarie de Daesh/EI que de la finesse d’esprit des Iraniens. Tentative
de décryptage.
Les poncifs
«Si force était un jour de se convertir à Mahomet, je n’hésiterais pas
faute de mieux à embrasser le chiisme.»
L’affirmation de Régis Debray a récemment donné lieu à un petit débat
sur la question des différences entre sunnisme et chiisme en islam,
durant l’émission
historiquement Show (1)
[minute 23:51].
L’occasion de confirmer qu’en matière d’islam, les clichés ont la peau
dure.
Régis Debray
«(…)
A tout prendre, c’est vrai, les Iraniens me semblent un peu les
Occidentaux, au fond de l’Orient… Bien sûr, bien sûr, parce qu’ils
admettent l’image d’abord, y compris celle du Prophète, parce qu’ils
admettent le féminin, parce qu’ils admettent l’interprétation et la
discussion… Autrement dit... Écoutez, j’ai rencontré des Frères
Musulmans, des sommités des Frères Musulmans, je n’ai pas réussi à
établir un dialogue avec eux, ils m’ont fait un prêche, ils ont voulu
m’endoctriner… Quand je parle avec des chiites, j’ai l’impression qu’une
dialectique est possible, eux-mêmes sont rompus à la dialectique … Et
donc on se retrouve en terrain familier. Étrange, non, vu d’ici?
»Et le choix qu’on a fait de
s’allier à l’Arabie qui est le pays le plus moyenâgeux et le plus
réactionnaire du monde, nous République laïque, et de rejeter l’Iran, ou
la Perse, du côté du diable, m’a toujours laissé perplexe. Ah, ça peut
s’expliquer par la balance des comptes, d’accord, mais alors qu’on ne
vienne pas nous parler ensuite droits de l’homme ou bien, ou bien …
parler histoire, car historiquement nous avons beaucoup plus à faire
avec l’Iran qu’avec l’Arabie Saoudite.»
Jean-François Colosimo
«C’est exact que nous sommes à
contre-courant de l’histoire et à contre-courant d’une certaine
intelligence française qu’a toujours eue notre diplomatie...»
Candeur excusable, mais
Certes, oui, bien évidemment, c’est enfoncer une porte ouverte que de
dire que le choix de Riyad et des monarchies du Golfe en général
s’explique par la balance des comptes, et plus précisément ceux du
pétrodollar. L'Occident a aussi choisi de parier sur les Saoud dont le
sunnisme en tant que pouvoir de marchands les rassurait, face à un
chiisme regardé avec méfiance du fait de son potentiel
«révolutionnaire» (2). D’où la volonté de Washington de casser
l’indomptable République islamique et de renforcer le leadership
musulman de Riyad. Et sauf à faire preuve de candeur, rien ne peut par
ailleurs laisser «perplexe»
dans le fait que la France ait fait sienne cette orientation, Washington
étant aux commandes du Titanic occidental et l'Hexagone à sa botte.
Certes, on peut passer sur la candeur. Mais Régis Debray déçoit vraiment
lorsqu’il se laisse aller à confondre d’abord les Iraniens avec le
chiisme, puis lorsqu’il fait sienne cette vision simpliste d’une
opposition nécessairement frontale entre chiisme et sunnisme en Islam,
vision généralement propagée par les médias-Système.
Simplification désolante
Que le chiisme soit en quelque sorte le courant le plus imaginatif
de l’Islam ne fait pas vraiment débat. Mais oublier que le chiisme est
lui-même traversé par des courants d’une diversité inouïe sans être même
une spécificité iranienne est affligeant
(lire
l’encadré ci-dessous).
Réduire encore, comme
Régis Debray le fait ensuite, le sunnisme, sa pensée et sa diversité,
tout aussi inouïe, au sunnisme wahhabite saoudien est tout simplement
désolant.
Enfin, lorsqu’il affirme qu’il lui a été
«impossible
d’établir un dialogue avec des sommités des Frères musulmans»,
on commence à véritablement s’alarmer sur les capacités de M. Debray à
bien mesurer la portée de ce qu’il énonce.
Sans polémiquer, on notera simplement que le splendide livre dialogue
entre Tariq Ramadan et le Suisse Jacques Neirynck,
«Peut-on
vivre avec l’Islam»,
apporte un flamboyant démenti à cette assertion ridicule.
De la bouillie pour les chats donc que tout ceci, tant il est clair que
cette réhabilitation de l’Iran et de son chiisme, de même que
l’assimilation progressive du sunnisme tout entier à l’obscurantisme
du wahhabisme saoudien, ne sont en fait dictées que par les
intérêts du moment face à la montée en puissance du
Frankenstein-Daesh/EI, lui-même rejeton monstrueux des sales combines du
Bloc occidental et de son allié saoudien justement.
Par décence, il conviendrait donc d’épargner les Iraniens d’une
tentative d’identification à nos «valeurs» peu flatteuse pour eux, et
surtout fausse, eux qui savent l’inconsistance et la versatilité des
alliances comme de la pensée occidentales, et qui ne se font dès lors
aucune illusions sur le fait que cette soudaine bienveillance atlantiste
pourra tout aussi bien déboucher sur une guerre totale dans 3 mois (3).
Daesh/EI miroir de notre infamie
Régis
Debray s’est totalement fourvoyé.
Le Bloc occidental est de fait beaucoup plus proche idéologiquement
parlant de Daesh/EI que de la subtilité iranienne.
L’avènement de l’islamisme radical
– et de ses
excroissances hystériques façon Daesh/EI –,
n’est en effet absolument en rien le fait d’une régression, mais bien au
contraire le fait d’une évolution, d’une modernisation, voire en quelque
sorte d’une
"occidentalisation" de la mouvance, au moins au regard de son
messianisme en tout point comparable à celui du Système libéral mondialisé.
Lui aussi se pose en modèle indépassable dont l’expansion vise à
éclairer le monde.
Lui aussi veut faire le bonheur des hommes malgré eux.
Lui aussi veut convertir le monde à sa religion.
Lui aussi autorise pour ce faire toutes les atrocités.
Qualitativement, le massacre des musulmans ou des chrétiens d’Orient, de
même que les décapitations à grande échelle, valent bien en effet
l’extermination des populations irakiennes à coup d’embargo et de
bombes, la dévastation de la Libye par l’OTAN ou le massacre de la
population syrienne par milices interposées
(dont
Frankenstein-Daesh par ailleurs).
Au final, il est donc clair que les Iraniens ne sont fort heureusement pour eux en rien
des
«Occidentaux
de l’Orient»,
et c'est bien plutôt le groupe Daesh/EI
qui y est notre miroir, le miroir de notre infamie.
Publié par
entrefilets.com le 11 août 2015
2 L’irrésistible
montée en puissance de l’Iran
3
Le
discours d’Obama sur l’Iran et le spectre d’une troisième guerre
mondiale
Pour aller plus loin :
Pour approfondir cette question de la division artificielle de l’Islam
en deux entités distinctes chiite et sunnite, nous vous proposons
ci-dessous la lecture d’un commentaire aux propos de Régis Debray,
publié sur
dedefensa.org
par Zoulikha Chergui, et qui apporte des éléments de réflexion très
intéressants pour rappeler que cette vision d’un Islam divisé est
d’abord une vision politisée de l’Islam.
Le commentaire était intitulé
L’enjeu,
en voici quelques passages.
(…)
«Il n’y a
pas d’opposition fondamentale entre shia et sunni comme il
n’y a pas d’opposition fondamentale entre catholiques et
orthodoxes.
De même parler des perses comme des occidentaux en opposition aux arabes
(qui
seraient des orientaux) est tout aussi simpliste. Le
chiisme est transversal et, s’il est majoritaire dans un pays comme
l’Iran, il n’en est pas pour autant une spécificité iranienne, ni même
perse.
»La
civilisation perse était brillante, ancienne, plus ancienne que les
monothéismes qui en sont pour parti issus, l’autre grande civilisation
est en Irak, vrai berceau du monothéisme.
»L’islam a donné une force nouvelle à ce bassin de culture ancienne qui
a généré une pensée islamique qui a drainé une immense culture de
l’Andalousie aux confins de l’Afghanistan.
»La
confrontation politique liée à la
question de la succession de la guidance
– et qui a
conduit à la rupture et au shisme –
n’a pas été le fait des Perses mais des partisans de ALI qui étaient,
comme la plupart des peuples entourant la Mecque, des peuples d’ancienne
culture (Syriens, Irakiens et Perses); certains ont choisi la sunna, à
savoir l’adhésion aux choix successoraux hors de la maison du Prophète
et ceux qui ont choisis de rester fidèles à ALI et à sa descendance (AHL
UL BEYT).
Cette rupture politique s’est justifiée sur le plan religieux par
l’ouverture du cycle de l’Imamat adopté par ceux qu’il est convenu
d’appeler shia, alors que les sunnites considèrent que la sunna du
Prophète qui explique et justifie le Coran exclut tout autre attente
hors celle des temps derniers.
Mais la pensée Islamique a évolué
et s’est enrichie de divers apports et courants et est très «créative» :
alaouites, druzes, yezidis ont rivalisé d’imagination pour adapter
l’Islam à leurs propres spécificités, intégrant cultes et croyances
antérieurs et passé multimillénaire.
Le sunnisme n’est pas spécifiquement arabe
(les pakistanais, les indonésiens, les turcs, les ouighours, les
malaisiens sont très majoritairement sunnites); en revanche l’Islam, le
Christianisme et le Judaïsme sont fondamentalement de ce bassin
culturellement arabe qu’est le Moyen-Orient, profondément inscrits dans
une terre très arabe au sens où on l’entend aujourd hui parce que
déterminé par la langue et non par la
race.
C’est cette langue qui sert la liturgie des maronites et des coptes,
comme elle sert la psalmodie liturgique des musulmans.
Dans les
églises de Gaza, les gazaouis de confession musulmane
(en
majorité sunni) prient aux côtés
de leurs frères chrétiens (orthodoxes ou catholiques)
dans la même langue, quand c’est
dans la Syrie de Bachar El Assad que l’on prie dans la langue du Christ,
l’Araméen, préservée depuis 2000 ans, dans le bassin sunnite, quand elle
a disparu en «Occident» qui prie (quand ça arrive) dans les langues locales.
»De ne l’avoir pas compris les croisés ont «quitté» Jérusalem.
»Car les chrétiens d’Orient, déjà considérés comme des «arabes» par les
croisés (qui ne représentaient pas encore le bloc BAO), n’avaient que mépris pour eux.
»Cette
complexité se retrouve dans la même configuration aujourd’hui au Liban,
en Syrie et en Irak dont on s’aperçoit au fil de l’actualité qu’il
existe toujours des chrétiens arabes méprisés avec la même constance et
même désinvolture que sous Richard cœur de lion.
C’est de
l’alliance des chrétiens d’Orient avec Salahdine El Ayoubi
(le
sunnite) que le Krak des
Chevaliers a été perdu signant la fin des croisades.
»Je vous
convie à visionner
la vidéo de Julia BOUTROS, chanteuse libanaise et chrétienne,
chantant en arabe la lettre de Nasrallah
aux soldats du Hezbollah devant un auditoire totalement chrétien
pour comprendre et mesurer l’incroyable ignorance de nos intellectuels.
»C’est la
résistance des libanais qui est célébrée et non une prétendue meilleure
compréhension des shiites de l’évolution du monde intellectuel
occidental avancé.
»Nasrallah
est admiré et aimé des sunni qui exècrent leurs dirigeants, sinon on ne
comprendrait pas comment la minorité alaouite tient depuis quatre ans
contre l’invasion dont la Syrie est la victime ; c’est bien parce que la
majorité sunni est avec Assad.
(…)
»Qui sont
aujourd’hui les vrais débatteurs? Où est la pensée «occidentale»?
Enfermés dans le débat «laïcité»-«religion», porte étroite qui impose à
chacun de ne se déterminer qu’à travers une acceptation sans réserve de
la pensée laïque, hors laquelle vous êtes au mieux une relique du passé,
au pire un complotiste arriéré, elle est atteinte de sclérose en
plaques.
»Ce qui me
parait important à souligner, plus que ces oppositions parfaitement
factices et manipulées au gré des besoins de tireurs de ficelle, c’est
que ce qui ressort de ce siècle mouvementé qui n’est que le continuum du
précédent et dont il assume et absorbe tous les échecs, sans les
corriger ni en
tirer une quelconque leçon ou morale, les faisant au contraire
siens et gloire, c’est que se décante les termes du vrai combat. Ce
combat dont l’issue fixera pour très longtemps le destin des hommes:
celui qui oppose ceux qui, de quelque confession ou
obédience que ce soit, croient que l’essence de l’homme échappe à
la connaissance et qu’il ne peut dominer le monde, et ceux qui,
affranchis de toute autre
contrainte que celle du temps, entendent devenir démiurges.
»C’est ce
qui explique les attelages
improbables comme celui de la France laïque et l’Arabie saoudite
wahhabite qui squatte les plages de la côte d’azur au grand dam des
estivants et au grand profit des commerçants. Vous rendez-vous compte
des milliers d’abayas chez les commerçants, alors que l’on a voté une
loi contre l’interdiction du voile islamique? Tant que le tiroir-caisse
fonctionne, qu’importe les burkinis sur la plage privatisée quand des
milliers de migrants meurent, juste en face, sans qu’aucune bouée à
trois sous ne vienne les sauver.
»Savez-vous que les Séoud ont anéanti toute référence visible au
Prophète et ont déjà détruit l’essentiel des vestiges des temps premiers
de l’Islam?
»C’est de
ceux-là, de ces «sunnites» là, dont nos débatteurs se désolent de n’être
pas «occidentaux»? Mais, Monsieur, ils le sont Occidentaux,
parfaitement, ils disposent de tous les spasmes consuméristes de
l’Occident !
»Les
qataris, les bahreïnis
(minorité
sunnite au pouvoir) font leur
meilleur effort pour ouvrir à l’Occident laïc les bases militaires
qu’ils souhaitent quand ils le refusent aux russes, alors même qu’ils
ont renoué avec la foi orthodoxe.
»Les
Saoudiens, qataris, turcs «adorent» l’Occident et se sentent proches des
évangélistes, polygames et sectaires , comme le sont ces ersatz de
l’empire musulman, assis sur un tas d’or et accrochés à leurs abayas
comme dernier rempart avant épuisement de leurs barils de pétrole.
(…)
»Le
désordre et la confusion des esprits viennent justement de ces pensées
binaires où l’on pense le dialogue en termes d’Occident versus Orient.
»L’Occident c’est l’Orient à tous les étages de sa foi, de sa pensée et
de ses valeurs
(confère
le code d’Hammourabi). Elles sont
inscrites dans le Christianisme et dans la lettre aux corinthiens de
Paul, le rabbin, le juif, le premier penseur de la foi chrétienne.
»Savez-vous que le premier soufi est une femme Rabia Basri, elle est
sunnite, et elle marchait dans les rues de sa ville un seau dans une
main et une torche de feu dans l’autre et, quand on lui demandait où
elle allait ainsi, elle
répondait: je vais éteindre les flammes de l’enfer avec mon seau et
mettre le feu au paradis avec ma torche pour que l’on puisse adorer Dieu
sans crainte ni désir.
»Elle est
vénérée par les sunnite et les chiites, elle est de BASSORAH en Irak.
»L’Orient
est dans l’orthodoxie mêlée irrévocablement aux peuples grecs et slaves
et qui sont l’Occident quand bien même aujourd’hui ils en sont exclus.
»Soljenitsyne, fêté quand il
s’opposait au soviétisme, a
été rejeté quand il a signifié à l’Occident sa vacuité et son
incompréhension majeure de la profonde spiritualité du peuple russe.
(…)